B O B O     M A M A N

de Vivianne Casolari

Chapitre I

« Il est dur de combattre les désirs de son cœur.

Ce qu’il cherche, c’est au prix de son âme qu’il l’obtient »

Le Quatuor d’Alexandrie (Justine) – Laurence Durell

*

 

Mathilde touille dans le ragoût qui mijote doucement, le fumet qui s’en échappe lui plaît, elle goûte.

– Mère !

Julien fait violemment irruption dans la cuisine, dégouline sur le carrelage, eau et larmes confondues. Essoufflé, il s’affale sur une chaise.

Elle manque de s’étrangler, sa cuillère en bois atterrit dans la casserole, l’éclabousse.

Julien se relève, hurle :

– Mère, mère, Lucas s’est noyé !

Le temps qu’elle revienne de sa surprise, Mathilde lui ouvre les bras. Elle l’y maintient jusqu’à ce qu’il se  calme, ensuite le repousse et prépare deux verres d’alcool. Elle boit le premier d’un trait et tend l’autre à Julien.

De ses trois fils, Julien est le seul à venir se réfugier auprès d’elle en cas de malheur. Les autres sont trop fiers. D’ailleurs, c’est son préféré, le portrait craché de son défunt mari. C’est humain d’avoir des préférences, pas de les montrer.

*

Lucas suit sa mère sortie faire des courses. Elle se retourne : « Non, je ne t’emmène pas avec moi ». En pleurs, l’enfant insiste. « Non, cela ne se peut pas». Et pour cause, Emma va rejoindre son amant.

« Va chez papa, je t’apporterai un cadeau ». Elle l’embrasse sur le front, presse le pas et disparaît au bout de la rue. Consolé par le baiser et la promesse d’un cadeau, Lucas fait demi-tour.

 

Sa jolie maman partie, son papa devant la télé, sa mamy qui sieste, le samedi après-midi tout le monde en prend à son aise. Frustré, Lucas se dit : « Eh bien, moi, je vais jouer avec Jules !».

Lucas, quatre ans, habite avec ses parents une de ces maisons qui longent les cours d’eau. Calquées sur le même modèle, trois chambres et salle de bain à l’étage, cuisine, salle de séjour au rez-de-chaussée, des jardins s’étalent à l’arrière. D’abord en pente douce jusqu’à une solide clôture, la déclivité s’accentue et mène à une rivière au parcours chahuté, en raison des fortes pluies de ces derniers jours. Une végétation rousse envahit les bords et dégage de rudes parfums automnaux.

A la belle saison, les maisons arborent des pots de géraniums rouges, mauves, blancs, posés sur les appuis de fenêtres. Petit Eden, où uniquement les voitures des riverains circulent.

Du jardin de ses parents, Lucas passe dans celui de sa grand-mère juste à côté, vient ensuite celui de Jules.

« Flûte, il est parti ! «

Poussé par un habile diablotin, il décide de ne pas en rester là. De clôture en clôture, il aboutit à une sorte de petit lopin de terre qui jouxte la rivière. Bien que l’accès en soit interdit, il est le lieu de prédilection des adolescents du quartier, qui s’y réunissent à l’abri des regards pour reconstruire le monde à grand renfort de cannettes de bière et de cigarettes. Lucas se joint à eux et fait la mine de celui qui adhère à ce qu’il entend.

Louis, le plus âgé, l’interpelle :

– Tiens ! Que fais-tu là ? Et tes parents ?

– Je rentre, je cherchais Jules !

 

Lucas n’a nulle intention de regagner sa maison, il a repéré une superbe libellule. S’il pouvait l’attraper et la mettre dans un bocal, ce serait extra. Une pensée vient ternir son plaisir : « Maman ne veut pas qu’on capture des animaux, elle dit que ça les fait mourir ».

Il ne quitte pas des yeux la libellule aux couleurs chatoyantes. Mais ne voilà-t-il pas qu’elle a disparu ! Le cœur de Lucas se serre. Tout à coup, un éclat bleu, non vert, il la voit perchée tout en haut d’un roseau. Fasciné, il se rapproche. « Elle est bleue ou verte ? Elle est peut-être magique, on dirait la fée Clochette ! ». Frémissant, il avance la main vers l’objet de son désir. La gourmette qui entoure son poignet s’accroche dans la branche d’un arbrisseau, Lucas essaie de s’en libérer et déséquilibré par ses gestes brusques, glisse le long du talus boueux. Les plantes aux racines détrempées auxquelles l’enfant paniqué s’agrippe, cèdent les unes après les autres.

Une petite tête aux cheveux bruns emportée par le courant, passe devant les adolescents toujours en grande discussion. Louis, réagit le premier, se jette à l’eau, deux autres l’imitent. Le reste du groupe complètement affolé, va prévenir les parents, enfin le père, car la mère est absente.
Des cannettes de bière vides alignées devant lui, Julien ronfle comme un bienheureux devant la télé qui fonctionne à tue-tête, quand il est brusquement tiré du sommeil par des jeunes qui déboulent dans son salon.

– Quoi ! Lucas ? Où ça ?

Il fonce dans le jardin, vole au-dessus des clôtures, se précipite dans la rivière, appelle « Lucas ! Lucas ! », crie, hurle, perd sa voix. Julien s’épuise en pure perte, toute recherche est quasi impossible dans cette eau troublée par les remous. Blême, à court d’haleine, il abandonne.

Ruisselants, les trois copains l’aident à remonter sur la berge. Un petit vent glace les os. Louis lui touche l’épaule, « Monsieur, il faut y aller, vous devez vous changer». Julien, hébété, se dirige instinctivement vers la maison de sa mère. D’abord lentement, puis il se met à courir.

Encombrés de leur matériel, les pompiers sondent la rivière. La chance n’est pas au rendez-vous, Lucas non plus.

*

 

Chapitre II

« Ce sont les enfants qui vous donnent le coup de grâce

dans toutes ces atroces transactions du cœur »

Le Quatuor d’Alexandrie (Justine) – Laurence Durell

Il est près de minuit, Emma descend du dernier vicinal, un petit paquet « emballage cadeau » à la main. Elle marche d’un bon pas bien qu’elle sache aller au devant d’une fameuse dispute. Ce sera la deuxième de la journée, elle vient de quitter Gérard, son amant depuis deux ans qui n’a guère apprécié.

D’amant en amant, de déception en déception, de Charybde en Scylla, Emma, tarabustée depuis pas mal de temps par la remarque de son amie « Il faut choisir entre les enfants et les amants ! », a tranché.

« Oui, mon chéri, mon bébé, mon amour, dorénavant maman sera toute à toi».

 

À destination, elle s’étonne du nombre de voitures parquées dans la rue. « Tiens, les voisins organisent une fête. Oh ! La police ! ».

Intriguée, Emma pousse la porte. « Il y en a du monde ! Pourquoi parlent-ils à voix basse ? «. Des reniflements, des sanglots, émergent des chuchotements. Les bribes de phrases qui lui parviennent, pétrifient Emma.

Personne ne remarque sa présence dans le hall, sauf Julien qui le poing levé se rue sur elle. On le retient à grand peine. Emma n’a pas cherché à se défendre, son mari a utilisé son langage habituel.

Tous dardent vers elle les regards haineux d’un jugement sans appel. Surtout ceux de sa belle-mère qui ne s’est jamais gênée pour clamer haut et fort que son cher fils méritait mieux.

Veuve, elle n’a jamais aimé cette belle-fille qui lui volait son amour. Cette belle aux yeux trop noirs, pas d’ici. Le noir porte malheur comme les chats.

L’expression de Mathilde est impressionnante. Les bras cachés derrière le dos, l’index et le majeur de chaque main croisés, elle lui lance un sort : « Pourvu que cette garce meure ! Pourvu que cette salope crève ! Maintenant, elle va savoir ce qu’est souffrir ! ».

Emma n’a pas attendu pour ça et pourrait même donner des leçons.

Elle monte les escaliers aussi vite que lui permettent ses jambes flageolantes. Dans sa chambre, le dos appuyé contre le mur, elle gémit « mon petit bonhomme ». Ses genoux ploient, elle perd connaissance et écrase, en tombant, le petit paquet »emballage cadeau » pour Lucas.

Des bruits de voix, des portières qui claquent, des voitures qui démarrent, la réunion funèbre a pris fin.

Il est deux heures du matin, étendue au travers de son lit, les yeux grands ouverts, Emma n’a pas eu la force de se dévêtir.

En position de phoetus, Julien est couché dans le petit lit de Lucas. La couette tirée jusqu’aux oreilles, rien ne dépasse, rien d’accessible à l’ennemi, il n’a plus qu’un souhait, reposer dans le ventre de sa mère.

« Mon dieu, pourquoi avoir quitté le giron de ma douce maman pour cette sorcière ? Putain de sort ! ».

 

A tour de rôle, ils sortent de leur trou pour boire, liquider ce qui traîne dans le frigo.

En cas de confrontation, il y aura des coups. Quand ne lui viennent pas les mots qui font mouche, Julien perd son calme. « Oui, c’est ça, qu’il cogne et surtout qu’il ne s’arrête pas, que ce lâche aille jusqu’au bout. Que tout cela finisse », pense Emma.

Ce qui enrage Julien, c’est que pendant qu’il frappe, elle le regarde droit dans les yeux. Ce qui enrage Julien, c’est qu’elle ne bronche pas. Alors, il pète les plombs.

La maison paraît abandonnée, cela fait trois jours que Lucas a disparu.

*

Chapitre III

« Je vais vous dire un grand secret : n’attendez pas le Jugement Dernier. Il a lieu tous les jours. »

Albert Camus – La Chute

Emma va ouvrir aux policiers. Ils sont sympathiques ces policiers, toujours un mot gentil aux lèvres. Enfin, ils étaient, car cette fois-ci, il en va autrement. Elle les reconnaît à peine, tant leur attitude est réservée.

– Madame, pouvez-vous demander à votre mari de nous rejoindre.

Devant le couple réuni, d’une voix neutre, ils énoncent les faits en leur possession :

– Nous avons retrouvé le corps d’un enfant bloqué par une écluse. Il se pourrait que ce soit votre fils.

*

La mère est désignée pour identifier le cadavre. Le père, sous sédatif, est beaucoup trop sensible et ne supporterait pas le choc. C’est Mathilde, sa divine maman, qui ne quitte pas son rejeton d’une semelle, (on ne sait jamais), qui l’affirme.

De toute façon, Emma le mérite. C’est sa punition !

Si elle n’avait pas eu d’amants, elle aurait emmené Lucas avec elle et il serait toujours vivant !

Mais si Julien n’était pas l’homme décevant, brutal qu’il était, elle n’aurait pas eu d’amants et Lucas serait toujours vivant !

Et s’il s’était demandé où était son fils au lieu de s’enfiler une demi-douzaine de cannettes devant la TV…et si et si…

Avant, bien avant, ils s’aimaient, amour, toujours …

Arrêtons là ! Ces considérations ne ressusciteront pas cet enfant de 4 ans. Encore un innocent !

*

A la morgue, Emma encaisse à nouveau des regards de haine.
Les mauvaises réputations circulent plus vite que les bonnes. Les braves gens choisissent, le, la coupable, selon les apparences, celles qui leur conviennent, histoire de régler les comptes ! Dans ce cas-ci, c’est facile, c’est elle !

Seule, devant une forme de petite dimension recouverte d’un drap plastifié, elle se bat pour rester de marbre. Elle sait qu’on l’attend au tournant.

Aspergé de jets d’eau, le corps a été débarrassé des plantes aquatiques et des résidus qui lui collaient à la peau. Les « ploc ploc ! » de la table qui dégoutte encore crucifient Emma.

Enfin, quelqu’un vient et retire le drap sournois qui cachait Lucas. Coincé pendant trois jours à l’écluse N° 3, il est à moitié rongé par les rats. A son poignet boursoufflé, une gourmette tendue à craquer, brille.

Le sang d’Emma s’est retiré. Pas besoin d’examen approfondi, l’intuition d’une mère tient lieu de toute reconnaissance, l’appel de la chair qu’elle soit morte ou vivante.

Voilà ce qui reste de cet enfant pour lequel elle a manqué mourir au moment de l’accouchement. Elle a quitté son amant, elle perd son enfant. Quelle réussite !

Elle ne souffre pas de culpabilité, ce sentiment qui n’est finalement qu’une des différentes manifestations de notre égoïsme. Ce qui est fait, est fait, on ne peut plus rien y changer. Emma souffre pour son petit qui a dû l’appeler, qui sans comprendre ce qui lui arrivait, est passé brutalement de vie à trépas.

C’est incroyable la rapidité avec laquelle on nous enlève ceux qu’on aime.

 

– Alors, c’est lui ? demande sans aménité, le gardien des corps.

Elle hoche la tête en signe d’assentiment et parvient à articuler :

– Auriez-vous une paire de ciseaux svp ?

L’air suspicieux, le gardien lui apporte ce qu’elle demande.

Emma coupe une mèche des cheveux de Lucas et la range de son sac.

Ceux de la morgue sont restés sur leur faim, d’autres aussi.

– C’est vrai ce qu’on dit ? C’est une salope ?
– Oui, et de la pire espèce, car il y a des salopes qui ont un cœur, elle, elle n’en a pas !
– Rien de rien ?
– Rien de rien, je vous dis !
– C’est une honte !

Qu’importe les bavardages, Emma s’en fout, Emma est déjà morte et la terre ne manque pas de charognards !

Il y a toujours un prix à payer. Normal ! L’ennui, c’est rarement les vrais coupables qui le paient.

*

Mathilde sur le pied de guerre, veille jalousement sur son fils. Elle campe assise sur une chaise, à la tête du lit. Geignard, il remue, « Maman est là, mon chéri ! ». Il est à sa merci.

Elle suit à la lettre les prescriptions du médecin. Toutes les quatre heures, autant de pilules comme-ci, autant de cuillères de sirop comme-ça. Elle sort faire le plein de médicaments.

De retour de la morgue, Emma pénètre dans la chambre de son mari, le secoue doucement. Julien entrouvre péniblement un œil : « Mère ? », œil qui se durcit aussitôt à la vue de sa femme. « C’est lui », confirme-t-elle. Un bref instant de lucidité, l’horreur s’installe, ensuite le père drogué replonge dans son trip. Elle lui caresse les cheveux, des cheveux soyeux, entre le châtain clair et le brun, comme ceux de Lucas. Elle frissonne, dépose contre l’oreiller la mèche de cheveux qu’elle vient de couper.

Pauvres petits ! On est malade de sa famille.

Emma n’a pas de poison, pas de médicament, pas d’armes à feu, Julien n’est plus bon à rien, il va falloir imaginer autre chose…elle va utiliser Gérard, il lui doit bien ça !

Elle se maquille, se coiffe, change de robe, se regarde dans le miroir. Pâle, amaigrie, elle est plus belle qu’avant. Ses appâts, c’est sa carte de visite.

Aujourd’hui est un grand jour ! Jour de retrouvailles !

 

Au bas de l’immeuble où Gérard travaille, Emma subit les assauts du vent qui tourbillonne. Elle sera décoiffée. C’est ce qu’il aime. Il paraît que cela accuse son air sauvage, sexy. Il sera servi !

Elle s’engage dans la porte à tambour, prend l’ascenseur jusqu’au 10ème étage. Là, elle demande à la secrétaire si Mr. Gérard X est disponible.

– Un instant, je vous prie. Prenez place.

Emma s’enfonce dans les fauteuils. Elle les connaît bien ces fauteuils, préludes à des ébats ou des débats, c’est selon. Il n’y aura ni l’un, ni l’autre !

Calme, elle observe la secrétaire qui le geste précis vaque à ses occupations. Celle-ci pour la faire patienter, lui fait un signe amical de son bureau entièrement vitré. « Il doit avoir couché avec elle. Bienvenue au club !» se dit Emma.

L’enterrement de Lucas, elle le laisse aux bons soins de sa belle-mère qui, propulsée sur le devant de la scène, sera ravie de tirer gloriole de son rôle parfait de grand-mère, et dans celui trop parfait de mère. Elle la voit déjà, habillée de noir, impeccable, digne. Une vraie pro !

La secrétaire introduit Emma dans le bureau.

Les notes d’un tango, deux verres de Porto déjà servis…« Ah ! Il lui avait bien dit qu’elle reviendrait, qu’elle faisait fausse route… ». Gérard affiche un air triomphant. A mourir de rire.

Programmée, Emma se dirige vers son objectif, la fenêtre. La distance à parcourir est phénoménale, ses jambes pèsent une tonne, l’adrénaline qui l’a soutenue jusqu’à présent, commence à faire défaut. Enfin l’objectif atteint, elle ouvre la fenêtre et jette un coup d’œil au dehors, « ça suffira ! Maman arrive, mon bébé ! ».

Le regard lumineux de Lucas, son rire de gorge quand il était heureux… avant que Gérard puisse réagir, Emma enjambe la fenêtre et saute dans le vide avec un cri de rage, long de 10 étages. Gérard a crié en même temps. C’est bien la seule chose qu’ils aient jamais eu en commun.

 

Toute histoire renferme plusieurs morales, qui ne servent en définitive pas à grand-chose. Elles arrivent trop tard pour les principaux intéressés, et restent inutiles pour les autres.

*

« On a tendance à plus s’apitoyer sur une vie qui prématurément s’achève que sur la vieillesse qui cède et s’éteint. On ne s’aperçoit pas que chacun a son destin, quel qu’il soit, parce qu’on regarde toujours du côté du bonheur. »

« Sans la Miséricorde du Christ » – Hector Bianciotti

Vivianne Casolari

Mars 2015