LE DIVIN SERAIL

de Vivianne Casolari

Chapitre I

»Au commencement, Dieu créa le chat à son image. Et bien entendu,
il trouva que c’était bien…Au chat, il avait donné l’indolence
et la lucidité… A l’homme, il donna la névrose,
le don du bricolage…
Poème de Jacques Sternberg – Les Esclaves.

 

Au nombre de huit, vêtues de robes au luxe tapageur, leurs yeux chargés de longs cils sont assortis à une abondante chevelure, brune, blonde ou rousse, relevée en chignon, s’écoulant en une cascade de boucles, ou encore au tressé artistique. Le regard serein de celles qui planent au-dessus de toute contingence, ces créatures acquises lors de lointains voyages, sont les chéries de Valérie, et pour ne rien vous cacher, de Léon aussi.

D’environ 90 cm de hauteur, ces étonnantes poupées reposent sur le divan d’un salon cossu parmi une rangée de coussins multicolores.

*

 

La pièce consacrée à Léon pour son hobby est contigüe à la boutique de lingerie de sa femme Valérie. Une bibliothèque tapisse le mur mitoyen. Il y a foré un trou sur lequel s’applique un ingénieux montage de lentilles, qui l’amène tout droit dans la cabine d’essayage. Une série de livres camouflent l’objet du délit. Quant à l’autre bout de la lorgnette, il se perd dans un capitonnage élégant.

Assis à sa table de bricolage, la peinture des éléments de la maquette du voilier qu’il assemble, requiert toute son attention, du moins on s’y tromperait, car aux aguets, sensible au moindre frémissement de l’air, Léon se prépare à une séance de strip-tease en règle.

Des bruits de tissus froissés dénoncent une présence. Que la fête commence !

Oh, oh ! Pas mal… ! Cette cliente mérite un 7.5/10. Fin connaisseur, Léon note ses appréciations au stylo à l’encre rouge dans un petit cahier d’écolier. Les clientes baisables ont droit à un numéro, les autres, pas la peine d’en parler.

La vente est en train de se conclure. Il évalue le temps nécessaire à son épouse pour l’emballage des achats, leur paiement, des derniers conseils, regagner la cuisine, …etc.

Une visite au divin sérail s’impose.
La commerçante rejoint son mari dans la cuisine, qui l’air le plus bonasse du monde bien qu’un peu trop rougeaud, épluche les pommes de terre. Il est tellement charmant, toujours disponible, et de plus, il n’a jamais failli, elle en mettrait sa tête à couper !

Confortablement assis en face du divan aux poupées, le couple savoure « L’enlèvement au sérail »1, qui à l’heure de la digestion, les transporte béatement aux portes de la sieste de 13h30.

Valérie au comble du bonheur remue les orteils au fond de ses pantoufles.

– Léon ?
– Quoi ?
– Qu’est-ce qu’on est bien ! Non ?

En guise de réponse, un soupir de bien-être se perd dans son double menton.

Soudain, elle tressaillit :

– Tu as changé quelque chose à mes poupées ?
– Non, tu sais que je n’y touche jamais ! Pourquoi ?
– Regarde, celle-ci a sa robe chiffonnée ! Et sa jambe est toute retournée !
– Que veux-tu que je te dise ? C’est probablement Lola.
La petite Lola, charmante rouquine de six ans, va attendre sa mère chez les époux quand sa classe se termine trop tôt. Elle passe par le magasin ce qui met la sonnerie en branle et crie « C’est moi ! », ainsi Valérie ne se dérange pas. Ravi, Léon, accueille Lola en la serrant étroitement contre lui, si fort que les gros boutons de son gilet lui pénètre la peau… Ce genre d’effusions débridées lui est permis quand sa femme a le dos tourné.

Endossant son habit de professeur à la retraite, il aide Lola pour ses devoirs… Il adore la petite, c’est le drame de Léon, mais aussi de la petite.

Valérie adore aussi la petite. Elle n’a pas eu d’enfant, c’est le drame de Valérie.

*

Il pleut. De retour de chez le boulanger, Valérie surprend Lola abritée sous le porche de son magasin.

– Eh bien, que fais-tu dehors, ma mignonne ? Tu vas prendre froid !
– Je viens d’arriver, répond la petite menteuse, qui appréhende de se retrouver seule avec Léon.

Dans le hall, elle lui demande gentiment de ne pas malmener les poupées qui sont anciennes.

L’enfant se ferme et ne répond pas. Ce matin, elle a vomi son petit-déjeuner.

*

Un jour, Valérie a eu un chat. Un très beau chat. Hélas, le petit vaurien s’étirait voluptueusement au milieu des poupées, accrochant les tissus délicats. Faute impardonnable, il a reçu un carton rouge. Elle l’a refilé à une cliente qui aimait les chats gris aux pattes et au jabot blancs. Pauvre Sushi ! Chichi pour les intimes.

*

Chapitre II

 

« Etant arrivée à la porte du cabinet, elle s’y arrêta quelque temps songeant à la
défense que son mari lui avait faite, et considérant qu’il pourrait
lui arriver malheur d’avoir été désobéissante… »
La Barbe Bleue – Conte de Charles Perrault.
A son poste de prédilection, Léon est à l’affût.

 

Oh là, ça bouge de derrière la cloison. Il fait pivoter son siège, dégage les livres qui masquent son système d’optiques, y colle un œil. Une sueur mouille sa chemise.

Le spectacle est parfois décevant, mais aujourd’hui, il y a de quoi tomber à la renverse. La femme est splendide, hors cotation… il n’a jamais vu pareil morceau ! Foi de professionnel !

A pas de loup, il quitte son observatoire pour le divin sérail.

« Ah ! Mes petites coquines ! Vous ne perdez rien pour attendre ! N’est-ce pas cette brunette qui me fait de l’œil ! »

Il câline souvent celle qu’il appelle Rosette. Tout est affaire de cœur, non ?

*

Pendant ce temps, son épouse vante la somptueuse lingerie étalée sur son comptoir, mais la belle exige la parure qu’elle vient d’essayer en bleu nuit, le seul ton que Valérie ne peut proposer. Après plus d’une demi-heure d’atermoiements, la capricieuse part sans rien acheter.

A bout de patience, la commerçante abandonne sa boutique sans dessus-dessous, et contrairement à ses habitudes, ne descend pas le rideau de fer qui sécurise sa vitrine. En haussant les épaules, elle se hâte vers le salon reconnaissant qu’il existe pire situation.

Elle se penche vers le bahut pour y attraper sa belle nappe rouge, ce soir les époux fêteront la St-Valentin, quand elle entend haleter… son mari couché sur les poupées, s’adonne à ses coupables manies sans aucune retenue.

Léon comptait sur le bruit que fait le rideau métallique en se déroulant, le gardien de sa paix…

Valérie n’en croit pas ses yeux. « C’est donc lui qui écrase ma progéniture ! ». Elle porte la main à son cou, ce cou qu’elle a imprudemment posé sur le billot…

Le couple se dévisage, les yeux exorbités.

Léon se réajuste, et le premier à reprendre ses esprits, lui balance :

– Et alors ? Est-ce de ma faute si tu me dégoûtes ? J’ai droit à quelques dédommagements, non ?
– Oh là ! Je ne t’ai pas forcé à m’épouser ! On s’aimait !
– Tu es donc bien gourde. Tout ça, c’est du passé ! Qu’as-tu imaginé ?
– Et toi ? Pacha croûte ! Don Juan de pacotille !

Impuissante à trouver des insultes propres à se soulager, elle lui envoie une claque magistrale en pleine figure. Léon a trouvé mieux, il exécute un pas de danse et chantonne, « …et autre chose aussi que je n’ose pas dire – Et autre chose que je ne dis pas ici… tralala! »2.

La colère étant mauvaise conseillère, les époux déballent toute une existence de récriminations.

Ayant dépassé leur seuil de tolérance, aucun des deux protagonistes n’a pu, ou n’a voulu maîtriser sa langue. Paroles, ô combien dévastatrices !

*

Valérie se douche. Bénéficiant des effets de l’eau chaude, elle récupère peu à peu son calme.

« Si c’est une question de sexe, il aurait pu m’en parler », se dit-elle. « Il est vrai que j’ai souvent mal à la tête… »

Les miroirs de la salle de bain recouverts de buée, lui renvoient l’image flatteuse d’un flou artistique…

Elle en voit tellement des corps de femmes, de tout gabarit, de tous âges, qui ont enfanté, qui n’ont pas enfanté, de beaux, de laids. Elle se souvient du corps orgueilleux de la belle cliente de cet après-midi.

Une chanson lui trotte dans la tête :

« …Si tu t’imagines, fillette, fillette qu’ça va, qu’ça va, qu’ça, va durer toujours, ce que tu te goures … Très sournois, s’approche la ride véloce, la pesante graisse, le menton triplé, le muscle avachi »3

Dans les miroirs maintenant nettoyés de leur écran protecteur, elle se regarde sans concession. Soulève ceci, tire par là…

Oui, elle aurait pu faire des efforts… A sa décharge, il faut avouer que dans certains cas, il y a du boulot. D’ailleurs, lui n’est pas mieux et tout compte fait, vieillir n’est pas un crime.

*

Ce matin, entre les mains expertes du coiffeur qui soigne sa belle chevelure blanche, Léon se laisse aller à un moment d’oubli.

Son épouse en profite aussi et court sans tarder vers le petit atelier. Sur la porte, un écriteau : « Défense d’entrer ». C’est une blague de Léon, il a bien ri. Valérie un peu moins. C’est ça l’humour, il y en a surtout un qui rigole !

Il y a bien des années que le couple a convenu d’un accord concernant ce lieu défendu : « Pas la peine d’y faire du ménage – Ne pas toucher aux maquettes ». En revanche, Léon promet de tenir l’endroit dans un bon état de propreté.
Elle actionne la clenche, la porte résiste, et bien sûr pas la peine de chercher la clef sous le paillasson…Elle fouille tous les tiroirs de la maison. Enfin, dépasse d’un tas de vieux courrier, cette satanée clef !

Plus question de respecter un quelconque contrat, Valérie arrache le panneau d’interdiction, et ouvre la porte du jardin secret de son mari…Curieuse, elle en fait le tour. Mais qu’a-t-il donc de secret ?

Elle se prépare à sortir, quand guidée par son intuition, elle s’arrête devant la bibliothèque, repousse les livres cachottiers et découvre l’attirail illicite, un petit cahier tenu à l’encre rouge tombe à terre. Elle s’en saisit…

« Mon dieu ! Mais depuis quand ? Le dernier chiffre qui apparaît dans le carnet est le N°1003 !!!!4

Si on savait que dans ce coquet magasin, le mari voyeur a ses accès dans la cabine d’essayage ! A la limite, on pourrait l’accuser de complicité. Et pourquoi pas, tant qu’on y est, d‘y autoriser d’autres hommes !

Pour la deuxième fois, elle porte la main à son cou…«D’abord mes poupées, ensuite mes clientes. Mais, c’est qu’il me prend tout ! »

Valérie déchaînée, casse, brise, écrase, piétine, … Sublime colère qui n’épargne rien…Sur le sol, des petits pots éventrés d’où s’écoulent des peintures qui barbouillent les livres, un enchevêtrement de maquettes en morceaux, petits ossements en pagaille blanchis par le temps …Un vrai massacre à la tronçonneuse, sauf qu’il n’y avait pas de tronçonneuse. Heureusement.

*

Chapitre III

 

« Voilà de nouveaux gladiateurs, et on dit que le cirque meurt… «
Il neige sur le Lac Majeur – Mort Shuman.
Chassés du Paradis ! La note est salée !

 

Valérie espérait bien terminer ses jours dans cet univers de quelques mètres carrés. Elle n’en demandait pas plus, son Léon, son magasin. Il faut y ajouter les poupées, sans toutefois parler de compensation, car les enfants ça ne se remplace pas. On pourrait bien sûr l’accuser de manquer d’ambition, mais c’est une autre histoire.

Léon se traite d’abruti ! Il a détruit dans un moment de relâchement, l’édifice minutieusement construit de concessions en compensations, pour concilier ses aspirations d’au-dessus de la ceinture aux plus tyranniques, celles d’en-dessous… On n’a pas le choix, pour bien vivre, il faut marier ces deux là !

Valérie ? Fini ! Les opéras ? Fini ! Les plaisirs partagés…du moins certains…fini !
Quand tout ne fonctionne pas comme nous le voulons, nous nous jugeons trahis. « Le salaud, c’est l’autre ! ».

Après la mise à sac de leurs bonheurs passés, présents et à venir, cela fait quinze jours que Léon et Valérie ne se parlent plus, ne se parleront plus jamais. Désormais, il y en a un en trop !

*

Léon souffre. Il ne peut plus jouir des quelques fantaisies de la vie.

Plus rien ! Autant mourir ! D’abord, il ne va pas se laisser emmerder par cette vieille bique, collée à ses basques 24h/24h !
Arrivée depuis une dizaine de minutes déjà, Lola est seule avec Léon, ce qui perturbe Valérie, elle n’a plus confiance. Incapable de se concentrer sur les demandes de sa cliente, elle prétexte une urgence, la plante là. Quand elle entend des cris …

Le visage cyanosé, Léon est étendu sur l’enfant, un filet de salive dégouline de sa bouche sur le tapis. Etouffée par le corps, Lola perdant tout contrôle, pousse des hurlements hystériques.

C’est la 9ème poupée, la favorite du divin sérail.

*

Le docteur Denis n’a pas jugé utile d’hospitaliser Léon qui victime d’une thrombose pulmonaire ne passera pas la nuit. Il a décidé de le laisser mourir chez lui, auprès de sa chère femme. N’est-ce pas plus humain pour ce couple qui n’a jamais été séparé ?
Valérie ne dort pas dans la chambre conjugale, et encore moins dans la chambre d’amis, ils n‘ont pas d’amis. Ce soir, elle se reposera au salon. Ce salon, où il n’y a si pas longtemps, les époux goûtaient aux petits bonheurs du jour.

A l’étage, Léon est inconscient. Où est-il ? Il va là où on ne se bat plus. Plus de concessions, pas de compensation, plus de sexe, à part celui des anges… La mort met tout le monde d’accord.

Bien que la porte de la chambre soit fermée, la respiration saccadée de Léon parvient aux oreilles de Valérie, qui n’a plus qu’une envie, que celle-ci s’arrête définitivement… Elle n’éprouve aucune pitié pour cet homme qui se meurt, seul comme un rat empoisonné.

Certains prétendent que l’âme des mourants se réfugie dans le corps du vivant le plus proche. L’idée que celle de Léon pourrait élire domicile dans son corps à elle, la révulse.

Le docteur Denis a promis de venir très tôt le matin, ce qui ne la rassure qu’à moitié, car où s’enfuira l’âme de Léon, une fois la porte ouverte ? Sans vergogne, elle se dit qu’elle introduira le médecin en premier lieu, ce sera l’habitacle tout trouvé.
Tant de fois évoquée, une authentique migraine taraude Valérie. Près de la fenêtre, elle soulève un coin de la tenture et le front contre la fraîcheur de la vitre, guette les premières lueurs de l’aube qu’elle se plaît à rêver salvatrice.

La nuit génère des bruits inquiétants, à fortiori quand il y a dans la maison un individu que l’on croit capable de tout.

La troisième marche grince, la 7ème aussi, Valérie les reconnaît. Il n’y a aucun doute, quelqu’un descend les escaliers. Léon souffle comme une forge. Valérie s’indigne : « Ce cochon lubrique est donc parvenu à se lever ! C’est increvable les mauvaises herbes !».

Toc ! Toc ! Toc ! « Ma petite chérie adorée », lui susurre Léon. « Ma poupée en sucre, ouvre-moi, tu ne le regretteras pas ! »

Valérie ne bronche pas, elle joue à la morte. Chacun son tour !

Elle est tirée brutalement de ce rôle par les poupées du divin sérail qui épouvantées par la voix de Léon, s’agitent, cherchent à se planquer derrière les coussins. « Au secours ! Au violeur ! » crient-elles, la perruque de travers.
En larmes, les bras tendus vers Valérie, elles l’appellent de toutes leurs forces : « Maman !!! ».

« Là, là ! Du calme, remettez-vous ! Vous faisiez un fameux cauchemar, ma pauvre », lui dit le docteur qui se tient devant elle. La porte de la rue est restée ouverte, Valérie craignait plus les forces de l’intérieur que celles de l’extérieur.

Tous deux montent voir Léon. Sur le palier, elle lui cède le pas. « Après-vous ! » et le pousse fermement dans la chambre.

Le médecin examine Léon, relève la tête :

– Votre homme vient tout juste de nous quitter. Très sincères condoléances.
Léon n’est plus un danger pour personne, quoique…un regard narquois filtre au travers de ses paupières restées entrouvertes.

*

Quelques jours plus tard, on enterre Léon. La veuve soulagée, se réjouit des mines attristées des anciens collègues qui accompagnent Léon honorablement connu, jusqu’à sa dernière demeure. S’ils pouvaient imaginer un seul instant à quelle sorte de prédateur ils avaient eu affaire, leur mine aurait été bien différente. En les voyant tous tellement compassés, Valérie est tentée de le crier haut et fort, seule une grosse fatigue l’en empêche.

Malgré tout, elle s’en est bien tirée. Afin de ne pas augmenter le traumatisme de leur fille, les parents de Lola ne déposent pas plainte. Evidemment, il n’est plus question pour Valérie de garder la petite. Elle en conçoit un énorme chagrin, mais haut les cœurs, il lui reste ses chéries. D’ailleurs, elle éprouve un pressant besoin de consolation.

Une visite au divin sérail s’impose.
Elle contemple les magnifiques poupées sagement alignées, son visage reprend des couleurs, elle leur dit :

– Ah ! Ah ! Mes petites coquines ! Vous ne perdez rien pour attendre ! N’est-ce pas cette brunette qui me fait de l’œil ? Viens ici, ma Rosette !

*

 

Vivianne Casolari
Avril 2015

 

Sources
1. Opéra de Mozart. Wolfgang Amadeus Mozart, dit le « Divin Mozart », 1756-1791 – compositeur allemand. Un des plus grands maîtres de l’opéra. Pop star du XVIIIème s.
2. Chanson paillarde : » Léon et Valérie ». Auteur inconnu.
3. Chanson interprétée par Juliette Gréco.
4. Don Giovanni, opéra de Mozart. 1003 est le nombre des conquêtes féminines de Don Juan.