RAPPELLE-TOI LE CIEL DE

SEPTEMBRE

 

 

 

P R E F A C E

 

Deux personnages, hauts en couleur, hauts de verbe et hauts de cœur, riches de deux appartenances, la belge et l’italienne, partent sur les traces de leur passé. Voyage au cœur de la Toscane, qui ressuscite des images, des odeurs, qui sans cela auraient été irrémédiablement perdues, trésors que notre mémoire, véritable alambic, conserve jalousement et ne distille qu’en de rares circonstances.

Vittorio nous fait comprendre, que le bonheur est la faculté de pouvoir reléguer à l’arrière plan, ce qui n’est plus, ce qui ne sera plus, pour profiter pleinement du moment présent.

Moralité : (si tant est qu’il y en ait une) : « On se doit à la vie. On n’a pas le droit d’en faire ce que la plupart des gens en font. »

A la naissance, nous signons un contrat, que nous nous devons de respecter.

Et pour faire court : c’est l’histoire d’une boucle qui se boucle.

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CHAPITRE I

 

« Il arrive que l’on se sente hélé de tous côtés par les morts et que l’on ne comprenne pas ce que nous pouvons pour eux. Entourés de néant, ils nous regardent, ils attendent, ils espèrent. »

 Ce que la nuit raconte au jour – Hector Bianciotti

« Deux touristes belges, Vittorio et Fabio Tabucci, âgés respectivement de 88 et 84 ans, trouvent la mort dans la région de Carrare (Italie), leur voiture ayant été percutée par un camion. Fabio Tabucci est mort sur le coup. Vittorio Tabucci est décédé pendant son transfert à l’hôpital. »

Extrait de la Gazette de mercredi soir

*

Tous les mardis depuis deux ans, Vittorio des roses à la main, pousse la grille du vieux cimetière. Il peut suivre les yeux fermés, les tours et détours du chemin qui conduisent au Columbarium, où reposent les cendres de son épouse Céline, morte d’un AVC à 86 ans.

Il se bat, pour ne pas sombrer dans le vide provoqué par son départ, pour oublier que leur longue histoire s’est achevée.

Vittorio s’est instauré un programme de survie. Il sait que le laisser tomber une fois, c’est le laisser tomber deux fois. La suite on la connaît, Jacques Brel aussi : « du fauteuil au lit et du lit au lit… ».

Le matin, encore couché, il fait soigneusement travailler toutes ses articulations, procède à des étirements. Au milieu de la matinée, par tous les temps, il marche environ une heure. Il s’interdit des siestes qui n’en finissent pas. Le restant de la journée est consacré à la lecture et à la télévision.

L’obligation qu’il s’impose à paraître mieux qu’il ne l’est, exige une stricte ligne de conduite.

*

Il y a des décennies, que Vittorio et son cadet Fabio, n’ont plus foulé le sol de leurs ancêtres. Là-bas, il ne reste que de lointains cousins, avec lesquels ils n’ont plus aucun contact. Qu’importe. Le besoin irrépressible d’un retour aux sources, a contaminé les deux frères.

Leurs parents, antifascistes actifs, durent quitter la Toscane, tout abandonner en pleine nuit. Nous étions en 1923.

D’incroyables péripéties, les menèrent à Liège. Le père descendit dans la mine. Classique. La mère tint une pension de famille pour mineurs. Ce qui l’est un peu moins. Cette pension, qui s’appelait : « Vado da la Toscana » devint le refuge de pas mal de paumés. C’était l’époque, c’était le lieu. Ils eurent un fils, Vittorio, et un second, quatre ans plus tard, Fabio.

Leurs fils éduqués, mariés, les parents retournent en Toscane. La Terre n’est pas responsable des erreurs commises par ses habitants.

Ils s’installent non loin de Florence. Au moment des vacances, les deux frères avec femme et enfants, rejoignent leurs parents. A quelques kilomètres de là, Viareggio, une plage peu fréquentée, fait le bonheur de tous.

Ils décident de partir une dizaine de jours à Montecatini Terme. Nous sommes en septembre, l’idéal pour un voyage en Italie.

Vittorio prépare sa valise. Pantalons clairs, chemises fines, panamas. Ah ! Un livre, sa bouteille de Porto, et sa cortisone, sans laquelle ses douleurs resteraient ce qu’elles sont.

Fin prêt, il quitte son appartement un pincement au cœur.

Fabio range son linge dans un sac de voyage. Que de chambardement ! Tout ça pour réveiller des morts !

Veuf depuis plus de vingt ans, il a tout du vieux garçon. Il a subi un double pontage et ne s’en est jamais tout à fait remis.

Son unique enfant, Marco, décède à l’âge de 18 ans, des suites d’un accident de moto. Pourquoi lui a-t-il acheté cet engin de malheur ? A 57 ans, son épouse meurt d’un cancer. Pourquoi n’a-t-il pu trouver de meilleurs oncologues ? Tout est de sa faute !

Dans l’espoir d’atténuer la souffrance qui le ronge, il a enseveli ses souvenirs au plus profond de son être. Il n‘éprouve aucun scrupule à partir, il n’est bien nulle part.

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CHAPITRE II

 

« Le corps humain pourrait bien n’être qu’une apparence. Il cache notre réalité, il s’épaissit sur notre lumière ou sur notre ombre. »

 Les Travailleurs de la mer – Victor Hugo

*

Lundi…

Bastogne, Saarbrücken, Strasbourg, Mulhouse, Luzern. D’instinct, les frères utilisent les routes empruntées maintes fois dans leur jeunesse. Malgré un plaisir évident à revoir ces régions, ils ne traînent pas. Une certaine fébrilité habite nos deux veufs qui se relayent au volant.

Le Saint-Gothard franchi, une température plus clémente annonce l’Italie toute proche. Les pulls atterrissent sur les sièges-arrières. Encouragés, ils avalent les kilomètres. Milano, Genova, Lucca, Montecatini.

Mardi, dans l’après-midi…

Ils débarquent à Montecatini Terme, au pied d’une superbe bâtisse, l’hôtel Orlando.

Deux chambres communicantes avec balcon sont réservées. La décoration, art moderne mêlé d’art ancien, crée une agréable atmosphère. Le large balcon donne sur un parc composé d’arbres aux essences rares, et de multiples variétés de fleurs.

Vittorio plie le couvre-lit, tapote les oreillers, dépose son livre sur la table de chevet, sa trousse de toilette dans la salle de bain. Il est chez lui.

Pour Fabio, la musique est différente. Il ne se plaint pas, c’est déjà ça !

*

Premier soir, à l’hôtel…

Les deux frères, rasés de près, installés dans la luxueuse salle à manger, prennent possession du monde qui les entoure. Les tables séparées par des colonnes de marbre, des plantes, un éclairage tamisé, assurent l’intimité aux dîneurs, qui se régalent d’une savoureuse cuisine traditionnelle, arrosée d’un vin du terroir.

Vannés, ils gagnent rapidement leur chambre, située au premier étage.

Vers 2h du matin, Vittorio est réveillé par le bruit d’une moto qui fonce à vive allure dans la ville assoupie. Il se lève, s’offre un verre de Porto, se remet au lit.

Mercredi matin…

Il est presque 9h. Assis sur un banc dans le parc de l’hôtel, Vittorio attend son frère depuis plus d’un quart d’heure. Il a horreur de ça ! La patience n’a jamais été son fort, celui de Fabio non plus. C’est un caractère familial.

Fabio arrive essoufflé. Les jambes gonflées depuis son double pontage, le bord de ses chaussettes serrait trop. Enervé, il a entaillé l’élastique, le plus long étant de trouver la paire de ciseaux !

Le ciel est radieux. Les frères démarrent leur périple par Sienne, en passant par San Gimignano et Monteriggioni.

Au loin, ils aperçoivent les hautes tours de San Gimignano, ainsi que sa double enceinte de murailles. Ils débutent par la « Piazza della Cisterna », puits datant du XIIIème siècle, la Piazza del Duomo et le Palazzo del Popolo. Son architecture médiévale quasi intacte, c’est une des plus belles villes de Toscane.

Ils sont invités par un petit producteur à goûter « le Vernaccia di San Gimignano », vin réputé de la région.

Les frères récupèrent leur voiture, et de très bonne humeur, continuent leur route.

Apparaît à leur droite, l’impressionnant château de Monteriggioni et ses 15 tours. Dante Alighieri cite Monteriggioni dans la Divine Comédie, pour y avoir été hébergé en 1300, en pleine luttes intestines entre les Guelfes et les Gibelins. Ambassadeur de la ligue guelfe, chargé de missions diplomatiques, il s’active dans toutes les villes environnantes.

Sur la Piazza del Campo, place principale de Sienne, Vittorio et Fabio sirotent un verre de vin blanc frais. C’est sur cette place, qui exhibe fièrement son Palazzo Pubblico et la Torre del Mangia, que se déroulent deux fois par an, les célèbres courses du Palio.

Tout baigne, ou presque, car c’est sans tenir compte du poids des contingences. Nos deux compères ont mal aux pieds, et sont légèrement incommodés par leurs dégustations de « tutti chianti ».

Ils se laissent absorber par le pouvoir hypnotique du va-et-vient de la population, mélange d’autochtones et de touristes, qui propulsés par la vie, se ruent d’un même élan vers leur mort. Sont-ils heureux ? Malheureux ? Savent-ils au moins pourquoi ils courent ?

Le soir…

Quand alourdis par la fatigue, ils s’allongent sur leur lit, il est déjà bien tard.

Vers 2h, Vittorio profondément endormi, est réveillé par un motard qui fonce à vive allure dans la ville assoupie.

« Ces jeunes imprudents se croient éternels ». Il se console avec un Porto, se plonge dans le livre qu’il a emmené avec lui, un de ses favoris.

Jeudi matin…

Aujourd’hui, farniente. Les deux compères ne regrettent pas d’avoir porté leur choix sur l’hôtel Orlando. Son splendide parc, îlot privilégié d’environ 2.500 m2, a de quoi satisfaire les esprits les plus chagrins.

Mollement étendus dans des fauteuils en osier, ils n’ont mal nulle part. Aucun lancement, tiraillement, picotement, à l’un ou l’autre endroit de leur corps, bref, rien à signaler. Phénomène assez exceptionnel, pour qu’il soit relevé.

Vittorio suit des yeux un jeune couple, l’air très amoureux.

  – A quoi penses-tu, Vitto ?

Il sait que son frère déteste qu’on lui pose ce genre de question, mais la curiosité est trop forte.

  – Je me dis que les moments de bonheur sont poignants, car ce sont peut-être les derniers. On oublie que le temps passe vite.

  – Mais, je ne voudrais pour rien au monde être plus jeune. Revivre les mêmes malheurs, quant aux bonheurs, n’en parlons pas !

  – Chaque jour, nous perdons de notre intégrité, et quand je dis intégrité, je pense aussi à ceux qui nous ont quittés, emmenant le meilleur de nous-mêmes.

  – Rien n’est éternel, Vitto, pas même la Terre ! Et puis, tu te vois en Juif Errant ?

  – … Si on me posait réellement la question, j’y réfléchirais.

Le soir…

Presque 22h. Rassasiés, bercés par l’orchestre attitré de la maison, nos frères s’abandonnent aux airs d’autrefois. Plusieurs couples dansent.

Sans prévenir, une mélodie transporte Vittorio :

« Ils ne sont plus tout jeunes, mais c’est toujours un beau couple. Sa chère femme dans les bras, ils dansent. Légèrement gris, ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Les autres danseurs s’arrêtent pour les regarder. »

…Il a failli tendre le bras pour toucher Céline…

Vittorio aimait sa femme pour ses qualités, autant que pour ses défauts. Et le plus fort, depuis sa mort, il pencherait plutôt pour les défauts.

Tout dort. A 2h, l’aîné, réveillé par un motard peu scrupuleux, qui fonce à vive allure dans la ville assoupie, se voit dans l’obligation de se servir un Porto.

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CHAPITRE III

« Aimanté par le beau et le laid, et par les analogies que leurs formes entretiennent dans les règles du monde, j’ose me dire à voix basse, que j’aspire à l’essence, à cette goutte qui palpite dans l’être, parfois goutte d’eau millénaire au cœur d’une pierre »

Hector Bianciotti

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Vendredi matin…

Florence, la tant aimée ! Ils abordent cette ville comme une vieille amie.

Ils hésitent, mais pas longtemps, devant l’entrée du Musée des Offices. C’est la 4ème fois qu’ils le visiteront. Tant pis, ils feront la file ! Après une éprouvante attente, ils pénètrent dans le Saint des Saints.

Ils se gavent de Giotto, Sandro Botticelli, Leonardo da Vinci, Canaletto… N’arrivent pas à décoller de l‘impressionnant tableau du Caravage : « La tête de Méduse ». Se reposent sur les sièges mis à disposition dans les nombreuses salles, et se rendent ensuite à la « Loggia des Lanzi », galerie à voûtes située à l’extérieur, qui abrite la plupart des sculptures attachées au Musée des Offices. Cette galerie toute en arcades, permet aux visiteurs de s’extasier devant de nombreuses œuvres d’art.

Sur la Piazza della Signora, à côté du Palazzo Vecchio, s’élève « La Fontaine de Neptune », œuvre de Bartolomeo Ammannati et de Giambologna. Magnifié par la splendeur du marbre de Carrare, un des plus purs, Neptune pose, en compagnie de naïades, de Charybde et de Scylla.

Guidés par l’art qui agit comme une drogue, ils se dirigent vers la Galleria dell’Accademia. L’emblème de ce musée n’est autre que, le « David » de Michel Ange, qui leur ouvre les portes d’un monde à la beauté presque trop parfaite.

Vittorio envie ces personnages au regard de pierre, car même si leurs yeux sont morts, après lui, ils seront toujours là.

Le soir …

Nos deux frères déambulent dans des rues étroites. Ils croisent des flâneurs qui semblent n’avoir qu’une préoccupation, celle d’être heureux.

Que de vie ! Que de vies ! Est-ce un effet de l’âge, cette disponibilité de l’esprit ? Cette faculté de recevoir, de donner ? Tout n’est donc pas perdu, ça sert à quelque chose de vieillir ?

Quelque chose d’irréel dans l’air, ils n’ont pas le courage de se séparer de Florence. Pas encore. Est-ce pour eux qu’elle déploie ses charmes sans pudeur ?

Les restaurants s’animent, assaillent les passants d’odeurs provocantes. Les émotions aiguisent les appétits. Comment résister à ces arômes, au Chianti, à sa couleur… Comment résister à la vie ? A cette trattoria qui leur tend les bras ?

L’un et l’autre, trop imbibés, incapables de se remettre au volant, ils préviennent l’Orlando qu’ils ne rentreront pas le soir. En quête d’un gîte pour la nuit, denrée rare à Florence, toujours en période touristique, ils échouent dans une chambre pour deux, où exténués, ils s’endorment du sommeil des justes.

A 2h, l’aîné est réveillé par un motard, qui sans pitié pour ceux qui reposent dans les bras de Morphée, fonce à vive allure dans la ville assoupie. Vittorio regarde Fabio, qui n’entend rien et qui dort paisiblement.

Samedi : relâche…

De retour à l’hôtel, le personnel et les pensionnaires leur lancent des regards goguenards : « C’est que ces vieux fous nous donneraient des leçons ! »

Les vieux, ce sont toujours les autres. Tiens donc !

Une pluie fine désaltère la Toscane.

Les frères prolongent les repas à loisir. On ne déterre pas ses souvenirs sans mille précautions. C’est comme le thé. On les laisse infuser, décanter. Mais attention, il faut éviter le piège de ramener nos souvenirs, à ce que nous aurions voulu qu’ils fussent. La mémoire est un excellent faussaire.

Sur la nappe blanche, du pain émietté, rassemblé en petits tas tels des grains de sable, des cure-dents torturés, quelques taches de vin, dénoncent le chemin parcouru en d’autres temps, par nos pèlerins.

Ils bâtissent des plans pour le lendemain et montent se coucher. Malgré l’affection qui les unit, ils apprécient ces moments, où seuls, sans témoin, ils descendent en eux-mêmes pour faire le point.

Fabio respire plus librement. Depuis ce voyage, il se sent comme qui dirait, requinqué.

Pour Vittorio, le bien-être s’arrête à 2h. Un motard fonce à vive allure dans la ville assoupie. « C’est insensé ! Il le fait exprès, ma parole ! ».

Ce qui le tarabuste, c’est qu’il est seul à l’entendre.

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CHAPITRE IV

 

«C’est seulement quand il est âgé que l’homme peut ignorer l’opinion du troupeau, l’opinion publique et de l’avenir. Il est seul avec sa mort prochaine et la mort n’a ni yeux, ni oreilles. Il n’a pas besoin de lui plaire. Il peut faire et dire ce qu’il lui plaît à lui-même de faire et de dire»

 Milan Kundera

*

Dimanche matin…

Ils partent pour Viareggio.

Première étape, la ville de Lucca. Toutes les fées étaient présentes à sa naissance. Les visiteurs ont l’embarras du choix : monuments historiques, églises, luxueux palais, villas, jardins, musées.

Célèbre ville fortifiée, son chemin de ronde devenu parcours piétonnier, invite de nombreux promeneurs à « La passeggiata delle mura ». Des bancs s’offrent à nos deux marcheurs en nage. L’orgueilleuse Toscane repose dans la moiteur d’un soleil à son zénith. Elle est belle et le sait !

Nos frères se secouent et filent vers la Côte, vers Viareggio.

Que d’excroissances ! De nouvelles constructions ont poussé tels des champignons. Il y en a partout ! De quoi avoir le tournis.

Ils parquent près de la plage et sont pris en charge par de jeunes gens. Chaises longues, coussins, rafraîchissements.

Un peu de repos est le bienvenu. L’air tremble sous la chaleur, flou propice à la rêverie.

« Une cabine de plage branlante, à côté, une douche rafistolée. Plus loin, sous une cannisse, une longue table flanquée de bancs rugueux. Peu nombreux à l’heure des repas, on s’y asseyait en famille. Le sable et le sel réunis dans le fond des maillots, devenaient rapidement inconfortables, et insupportables pour peu que vous ayez un coup de soleil à l’arrière des cuisses.

Un chemin fait de vieilles planches en bois menait jusqu’à la mer. Le large interstice entre ces planches, ne protégeait qu’à moitié de la brûlure du sable de midi. Chacun courait en sautillant et se livrait à une danse de Sioux. Ceux qui avaient les pieds sensibles dansaient mieux que les autres. Très vite, le sable mouillé, la mer mousseuse, calmaient la plante de pied.

Il bagnino la peau tannée, une éternelle casquette toute grasse sur le crâne, un short grisâtre, surveillait tout ce monde.

« Bomboloni ! Ciaciatine ! » criait le gamin qui écumait les plages. Le bronzage presque noir, il traînait dans son sillage, une entêtante odeur de pâtisserie.

Sur ce fond de paradis, se détachent pour Vittorio, le visage de Céline, ses belles couleurs, celles plus cuivrées de ses trois filles. Ils étaient jeunes, ils étaient beaux. »

Fabio accepte prudemment le film qui se déroule dans sa tête. Lui aussi, y était venu avec sa femme et son fils. Ses yeux brillent d’un éclat différent.

Le Viareggio de leur jeunesse écrase sans pitié, celui qui s’étale sous leurs yeux, et qui a perdu son âme.

Dimanche soir…

Prêts pour de nouvelles agapes, les serveurs aux petits soins, nos deux voyageurs récupèrent de leur « dure » journée.

Vittorio est un jouisseur, il l’a toujours été. Ce n’est pas parce qu’il a 88 ans qu’il va changer. Et puis, s’il est toujours là, c’est qu’il a raison. Fabio montre, mais plus pour longtemps, un air souffreteux. Il envie la force de son aîné.

Comment fais-tu, Vitto ?

On se doit à la vie. On n’a pas le droit d’en faire ce que la plupart des gens en font. Elle sourit à ceux qui l’aiment le plus.

Tu as toujours été un exalté.

Oui, je l’ai été ! Et je dis bien été, car l’exaltation reste l’apanage de la jeunesse. La joie d’être ivre sans avoir bu.

Tu es un beau parleur ! Tu prêches, tu prêches.

Je suis ton frère aîné.

Ce n’est pas pour autant que tu détiens la vérité. Et puis, à quoi bon, puisqu’un jour, il nous faut tout quitter.

Pour ne pas mourir idiot, Fabio !

Comme toutes les nuits à la même heure, Vittorio est réveillé par ce motard opiniâtre, qui fonce à vive allure dans la ville assoupie. C’est le fidèle trublion de la nuit.

Lundi matin…

Dernier jour de visite. Demain : farniente

Impossible de quitter l’Italie sans se consacrer un moment à Pistoia, logée au pied des Apennins. La fatigue se fait moins sentir. Les deux frères acquièrent de plus en plus d’endurance.

Ils circulent sur la grande Piazza du Duomo, circonscrite par des maisons et immeubles à l’architecture étonnante, une des plus belles places d’Italie. Un détour pour admirer sa cathédrale, un autre pour les splendides frises en terre cuite émaillée du XVème, de l’Ospedale del Ceppo.

Un quart de pizza pris sur le pouce, et hop ! Florence ! Ils ont prévu une promenade en barque sur l’Arno, fleuve qui traverse la Toscane en passant par Florence et Pise.

Ces anciennes barques peuvent contenir jusqu’à 16 personnes. Dans ce cas-ci, ils ne sont que 10. Ils écoutent le guide qui raconte de surprenantes histoires, liées aux métiers des riverains. Les palais, les monuments les plus prestigieux, le Ponte Vecchio, qui enjambe l’Arno en son point le plus étroit, le Santa Trinita etc… défilent devant nos voyageurs au long cours.

C’est l’heure du jour, où la lumière dorée transcende tout ce qu’elle touche et enchante les plus blasés. La voix du guide se fait de plus en plus lointaine. La tentation de ne plus bouger, de mourir sur place…

De retour à leur point de départ, ramenés à la réalité, chancelants au contact de la terre ferme, ils repartent vers leur hôtel.

Le soir…

Dans la salle de restaurant, règne une effervescence inhabituelle. Une table de cinquante couverts est dressée. Tout ce remue-ménage contrarie les frères, et qui plus est, une autre table leur est attribuée. N’augurant rien de bon, boudeurs, ils prennent place.

Après l’apéritif, ils se dérident. Vittorio est en forme, ce qui signifie en verve.

Aime les gens, vieux frère ! C’est la seule chose qui vaille la peine en ce bas monde.

Mais, j’ai toujours aimé les gens, Vitto !

Oui, mais de loin.

De loin ? Mais, ça compte aussi, non ?

Je ne crois pas…

Je fais ce que je peux !

Ce n’est pas suffisant. Il faut aimer au-dessus de ses moyens.

Mais, c’est alors qu’il faut se méfier.

Vivre, c’est prendre des risques.

Mais tu adores la vie, alors pourquoi la risquer ?

Justement ! Celui qui sait bien vivre, sait bien mourir. La mort fait partie de la vie. Cherche ton second souffle !

Chacun son rythme.

Le tien est trop lent !

Donneur de leçon !

Ecoute Fabio, vieillir est inéluctable. Devenir un vieux, non !

Il est plus de 20h. La table aux 50 couverts est entièrement occupée. On couvre un jeune homme de cadeaux. Après toute une série de plats alléchants, un énorme gâteau, auréolé d’une vingtaine de bougies, est amené sous les applaudissements. Accompagné d’une flûte de champagne, il est partagé entre tous.

Le ton des voix, les rires de la tablée, vont crescendo, de pair avec le nombre de verres ingurgités. Pour ceux qui s’ennuient, le spectacle est gratuit, les autres s’en accommodent.

Fabio laisse venir à lui, l’image de sa femme, de son fils, eux, qui ne seront plus jamais d’aucun anniversaire. Il préfère se retirer et souhaite le bonsoir à son frère.

Il ouvre la porte de sa garde-robe et reste planté là. Son cœur résonne étrangement dans sa poitrine. Les doigts tremblants, il sort d’une poche, une photo, qu’il n’a plus regardée depuis 25 ans. On y voit le visage de sa femme, celui de son fils. Ses larmes coulent. Qu’elles ont mis longtemps à s’ouvrir ces vannes salvatrices.

La culpabilité est d’autant plus lourde à porter, qu’elle est inutile.

Vittorio n’a pas encore quitté le restaurant. Il aime assister à ces fins de fête, où les participants éméchés, les traits tirés, livrent leur vérité.

Il est 2h. Réveillé, Vittorio entreprend d’analyser les raisons du bouleversement que ce motard intempestif opère en lui. Il ne voit pas. Sauf, qu’il ne croit pas aux coïncidences.

Le sommeil le fuit. Il utilise alors un de ses vieux trucs. Réciter mentalement les extraits de textes, pièces de théâtre, poésies, qu’il connaît par cœur. Il fait appel à sa bibliothèque intérieure, cette bibliothèque intime, qu’il se construit depuis tant d’années.

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CHAPITRE V

 

« Tu t’en vas dans la nuit, épure de toi-même, semblable à toi sans y penser. Puis les archanges de la Voie, te dépouillent, te laissent nu… »

Extrait des Poèmes posthumes de Fernando Pessoa

*

Mardi matin… déjà !

Pas question de nostalgie. Ils partent faire le tour des boutiques.

Ils passent et repassent devant les vitrines d’un chausseur. Ils n’ont aucun besoin de ces chaussures trop élégantes, ils ont depuis longtemps opté pour un style plus confortable. Ils pénètrent dans le magasin, uniquement, pour sentir ce cuir italien vibrer sous leurs doigts, profiter du parfum qu’il dégage. On ne peut se priver de tout !

Ils en ressortent avec une paire de mocassins. « Le fou est celui qui a toujours été sage. »

Le soir…

L’aîné vient de troquer son polo contre une chemise jaune pâle. La porte-fenêtre du balcon entrouverte, le soleil entre et peint sur le parquet de la chambre, une incroyable mosaïque. « Ah, tu veux jouer ». Vittorio s’essaie à regarder le soleil en face. Ses yeux lui brûlent. Il entend la voix de sa mère mécontente : « Vittorio, ça suffit ! Tu t‘abîmes les yeux. On ne regarde pas le soleil en face ! »

Il se surprend à répondre : « Mais, Mama, il se couche… ».

Tirés à quatre épingles, arborant leurs chaussures neuves, ils traversent la salle du restaurant. La moustache bien taillée et son aspect de « toscan chic », Vittorio possède encore une belle prestance. Le cadet n’est pas en reste, il a conservé une abondante chevelure.

Bien que frères, ils affichent des différences marquées, tant psychologiques, que physiques. Si Vittorio a toutes les caractéristiques du brun au teint mat, qui sont celles de leur mère, Fabio tient du côté de la sœur de celle-ci : un teint clair, enclin aux taches de rousseurs, les cheveux d’un blond vénitien. Il est plus grand.

Mais, parlons de la table d’à côté. Depuis le début, y sévit un couple entre deux âges. Au départ, des sourires engageants, que les frères très occupés ont ignorés. Ils s’en sont faits des ennemis. Prononcées de plus en plus haut au fil des jours, des remarques acerbes fusent à leur égard, jusqu’à s’entendre dire : « Regarde-moi ces vieux débiles, qui se prennent pour des petits jeunes ! ». Pour ce couple de snobinards frustrés, qui se croit tout permis, c’est la phrase de trop.

Fabio se lève, se dirige vers les toilettes, passe devant la table des « condamnés », qu’il bouscule, rattrape maladroitement le verre de la dame, dont le vin se répand sur la jolie robe. L’air sincèrement confus, Fabio s’excuse mille fois, appelle le garçon pour réparer les dégâts.

Quelques minutes plus tard, Vittorio se lève à son tour, et s’inclinant très bas, leur dit : « Madame, Monsieur, j’espère que vous pardonnerez à mon frère. Il est encore si jeune ! »

Le couple ahuri n‘a proféré aucune parole.

L’honneur lavé, nos deux larrons achèvent leur repas, guillerets.

Les succulentes préparations de pâtes, de viandes, les feront regretter ces restaurants, où la Mama aux fourneaux, perpétue les saveurs toscanes.

Les frères ne savent plus où, ni même sur quelle planète se situer. Tous ces jours à marcher sur les routes de l’Histoire, tous ces jours à poursuivre leur histoire, à faire renaître leur passé, à le recréer… Atmosphère intemporelle au goût d’éternité.

Vittorio, comment te sens-tu depuis la mort de Céline ?

Fabio a formulé cette question avec tendresse.

Seul !!! N’attendre plus personne, c’est être seul. Si je tenais l’imbécile qui a dit : « la solitude n’existe pas… »

Un ange mélancolique passe. Vittorio maltraite un cure-dents (un cure-temps…) et Fabio le restant de son morceau de pain.

Tu as peur de la mort, Vittorio ?

J’en suis curieux.

Crois-tu que nous retrouverons ceux que nous avons aimés ?

Je ne sais pas.

Tu as bien une petite idée.

Il n’y a qu’une façon de le savoir, c’est d’aller sur place.

*

Fabio va mieux. Il y a si longtemps qu’il va mal. Le passé assumé, ses chers disparus regagnent la place qui leur est due.

C’est lui qui demain prendra le volant en premier lieu. Il se douche, ne pense qu’au plaisir de l’eau qui coule sur sa peau. Comme tout est simple.

Vittorio, au bar, achève sa 2ème grappa. Giorgio, le sympathique barman, est cafardeux et ne peut cacher son besoin de bavarder. Vittorio feint de ne pas comprendre, ce moment lui appartient. Il préfère s’imprégner de tous les bruits engendrés par un hôtel qui clôture sa journée, prépare celle du lendemain, des déclics de l’ascenseur transportant des couche-tard jusqu’à leur étage, de tout ce qui tombe dans l’escarcelle de la nuit…

Il descend de son tabouret, pousse un soupir, s’engage dans le parc. L’air est si doux. Il se délecte des effluves d’un soir d’été sur son déclin. Flottent, à peine audibles, quelques notes de Ravel…Vittorio déborde d’émotions, qu’il compte bien se resservir plus à l’aise, à son retour.

Rejoint dans sa chambre par son cadet, il sort son Porto. Ils trinquent à leur retour, et silencieux, de la gravité au fond de leur verre, vident le restant de la bouteille.

Dors bien, grand frère !

Dors bien, Fabio !

Vittorio transpire, il se débarrasse de sa veste de pyjama. A-t-il fait un mauvais rêve ? Il regarde l’heure, mais est-ce nécessaire ? L’oreille tendue, il redoute, mais attend, le ronronnement de ce moteur si bien huilé, que rien ne peut arrêter.

Il se rappelle vaguement du film de Jean Cocteau « Orphée », et s’efforce de développer les quelques réminiscences, qui subsistent dans son cerveau.

Se révèle la silhouette de François Perrier, superbe en motard vêtu de cuir noir. Il fonce dans la nuit. Son nom : Heurtebise ! Quant à son rôle, un blanc ! Se dessinent aussi de somptueux miroirs. Sans tain, y poser la main, c’est basculer dans un monde à la singularité inquiétante.

Le motard a fait faux bond. Ce qui ne rassure en rien Vittorio. Que du contraire.

Mercredi… la vie se change en destin.

Sur le balcon, Vittorio et Fabio accoudés à la rambarde humide de rosée, se sourient.

Le jour se lève. Le soleil sort de derrière les arbres, qui se découpent sur le bleu encore fragile du ciel. Eternel miracle ! Les frères frissonnent, un merci au bord des lèvres.

Vitto ?

Quoi ?

Tu sais, je ne t’en ai jamais voulu d’être le préféré de la Mama.

Le nouveau matin s’approprie lentement cette journée qui s’annonce si belle, qu’on se dit que rien de mauvais ne peut arriver.

Valise, sac de voyage, bouclés, ils règlent leur facture. Le patron les embrasse. Le personnel les entoure. Serrements de mains, porteurs des pourboires mérités. Ciao, ciao ! Il fera triste sans eux.

Le ciel est radieux, et comme on dit « le cheval sent l’écurie ». Ils dépassent Lucca, longent Viareggio.

Vittorio est mal à l’aise. Serait-ce cette histoire de motard ? Il n’en dit rien et se raisonne. Deviendrait-il superstitieux, lui, le mécréant, qui ne croit ni en Dieu, ni au Diable ? Deviendrait-il idiot ?

Nous sommes à quelques kilomètres de Carrare. Fabio compte passer le volant à son aîné, au-delà de la forte côte, quand d’en face, le camion-remorque de la bande de gauche, se met brusquement sur celle de droite, reprend sa gauche, se met à zigzaguer. Comment réagir à un camion qui a perdu tout contrôle ? Fabio s’arrête contre la barrière de sécurité. Le mastodonte fonce droit sur eux. Les yeux écarquillés, il regarde Vittorio, pour qui tout s’éclaire enfin : « Heurtebise ! L’Ange de la Mort !»

Un stress intense déclenche une décharge d’adrénaline chez les frères. Bien que démultiplié, le temps imparti est insuffisant, pour détacher les ceintures, sortir de la voiture, sauter dans le fossé.

Vittorio saisit la main de Fabio et dit :

C’EST MAINTENANT !

 

 

&

Vivianne Casolari

Juin 2014

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CHAPITRE I

« Il arrive que l’on se sente hélé de tous côtés par les morts et que l’on ne comprenne pas ce que nous pouvons pour eux. Entourés de néant, ils nous regardent, ils attendent, ils espèrent. »

Ce que la nuit raconte au jour – Hector Bianciotti

CHAPITRE II

« Le corps humain pourrait bien n’être qu’une apparence. Il cache notre réalité, il s’épaissit sur notre lumière ou sur notre ombre. »

Les Travailleurs de la mer – Victor Hugo

CHAPITRE III

« Aimanté par le beau et le laid, et par les analogies que leurs formes entretiennent dans les règles du monde, j’ose me dire à voix basse, que j’aspire à l’essence, à cette goutte qui palpite dans l’être, parfois goutte d’eau millénaire au cœur d’une pierre. »

Hector Bianciotti

CHAPITRE IV

« C’est seulement quand il est âgé que l’homme peut ignorer l’opinion du troupeau, l’opinion publique et de l’avenir. Il est seul avec sa mort prochaine et la mort n’a ni yeux, ni oreilles. Il n’a pas besoin de lui plaire. Il peut faire et dire ce qu’il lui plaît à lui-même de faire et de dire. »

Milan Kundera

CHAPITRE V

« Tu t’en vas dans la nuit, épure de toi-même, semblable à toi sans y penser. Puis les archanges de la Voie, te dépouillent, te laissent nu… »

Extraits des Poèmes posthumes de Fernando Pessoa

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Aides : Wikipédia et le Petit Larousse Illustré.