Jardins secrets
JARDINS SECRETS
de Vivianne Casolari
« Les gens qui désirent uniquement être eux-mêmes ne savent jamais où ils vont. Ils ne peuvent jamais le savoir. Le mystère final réside en soi-même. »
Oscar Wilde.
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Chapitre I – Fragrances
Il ne manquait plus que ça ! Une averse tropicale mouille tout sur son passage.
Les villageois se bousculent sur les trottoirs pour éviter les ruisseaux qui dévalent la rue principale. Sous la protection d’un enchevêtrement de parapluies, ils tiennent une conférence au sommet en attendant le signal du départ. Ne dépassent que des pantalons, des jupes et des chaussures pareilles à des barquettes prêtes à couler.
Ils sont à l’étroit dans leurs vêtements noirs, ils ont grossi depuis le dernier enterrement. Une insupportable moiteur leur donne la furieuse envie de se gratter.
Quelle drôle d’idée de mourir en pleine canicule !
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Atteinte d’une anomalie cardiaque, Amalia se traîne jusqu’à sa fenêtre et le souffle court, s’affale sur d’énormes coussins. Installée à gauche ou à droite selon la progression du jour, sa vue plonge dans les jardins du Grand Hôtel. Les quelques personnages qui s’y égarent sont réduits à néant, c’est Rodrigo, son ancien amant, qu’elle suit d’un œil assassin.
Elle relève la tête, attirée par le doux chuintement d’un vol d’oiseaux qui présentent leur gorge de nacre au soleil. Elle a toujours rêvé d’être un oiseau.
Prisonnière d’une montagne de graisse, d’impressionnants soupirs s’échappent de son corps de baleine.
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Accompagné de Lotie, sa chienne Chiwawa, Rodrigo propriétaire du Grand Hôtel, entame sa promenade matinale.
Il se plaît à sillonner les allées du parc de l’ancienne demeure de ses ancêtres. Les jardins en terrasses taillés à la française, affichent toute la rigueur d’une nature dominée.
La soixantaine, du linge impeccable, la moustache rasée au milli- poil près, rien n’est laissé au hasard. Il a bien raison de s’en méfier car sa vie ne ressemble pas à ses jardins français.
Sa deuxième promenade a lieu après le déjeuner. Il sort des sentiers battus et se rend dans un endroit réservé à une nature qui donne libre cours à ses penchants artistiques. Après une âpre lutte de territoire, s’y épanouissent des bigaradiers auréolés de leurs capiteuses fleurs blanches, fleurs que Rodrigo ramène à Larissa, sa vieille cuisinière, qui les prépare en tisane.
Il porte Lotie dans ses bras la protégeant des aléas de cette nature exubérante.
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Chapitre II – L’esthète
A l’âge de douze ans, Rodrigo perdit son père. Sans chef de famille, en butte à des prédateurs flairant la bonne affaire, la veuve et l’orphelin s’appliquèrent à faire fructifier les biens hérités. Les autres en furent pour leurs frais.
Sa mère, Magdalena, le quitta vingt cinq ans plus tard. C’était la femme de sa vie.
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Capitonné d’un tissu gris perle, l’ascenseur qui dépose Rodrigo à ses appartements, donne le ton.
«Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, …
Comme tous les soirs, une question cruciale se pose : « Avec qui vais-je partager ma couche ? ». Façon édulcorée de considérer les choses.
Lotie sur les genoux, il compulse le fichier du personnel et téléphone à sa vieille Larissa.
– Nounou, ce sera la petite brune avec une tâche de beauté au milieu du visage. Tu vois ? Oui, c’est ça. Merci !
La quête sans fin qu’est la recherche du plaisir, jette Rodrigo dans un monde de transgressions aux bornes si lointaines qu’il ne les voit même plus.
Ce n’est pas la première fois qu’il fait appel à « la petite brune au grain de beauté au milieu du visage ». La jeune fille, en arrêt sur le seuil de la porte, pénètre finalement dans la chambre à la lumière tamisée. L’appréhension fait battre une mince veine bleue sur son cou de poulette.
Enveloppé de son peignoir chinois, fin prêt pour un festin de roi, Rodrigo empoigne sans ménagement la petite qui se rebiffe…il lève la main … Non mais ! Le cadeau, c’est elle ou c’est lui ?
En face du lit de son maître, la Chiwawa sur un luxueux fauteuil Louis XV, assiste à cette enfance sacrifiée avec une âme de Néron.
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Rodrigo remplace son personnel d’âge mûr en piochant dans les jeunes du village pour les former à l’hôtellerie. Il les tient par la barbichette, car il n’y a pas de travail à des kilomètres à la ronde.
Larissa gère ce tendre cheptel tant féminin que masculin. C’est elle qui fait le plein… Son sévère chignon gris, son opulente poitrine de nourrice, inspirent une confiance sans limite aux parents heureux de privilégier la carrière de leur progéniture qu’ils offrent sur un plateau.
Elle les nourrit avec ce qu’il y a de meilleur, les gave comme de petites oies, ce qui arrange sa conscience et par la même occasion Rodrigo qui les préfère bien en chair.
Comme rien n’est parfait, depuis quelques temps, les pleurs de certains adolescents en plein cauchemar, perturbent les nuits de Larissa.
Les jeunes recrues sursautent au moindre bruit et se retournent régulièrement comme si elles étaient suivies.
N’a-t-elle pas surpris la gentille Elodia en train de frapper avec une baguette tout ce qui bougeait comme bestiole autour d’elle ? Elle l’a vue s’acharner sur un geko avec une cruauté extraordinaire.
N’a-t-elle pas trouvé dans un panier de linge sale, une poupée percée de plusieurs épingles, une fine moustache dessinée au-dessus des lèvres ?
Ces faits réveillent ce qui lui reste de conscience et l’obligent à sortir la tête qu’elle avait copieusement enfouie dans le sable.
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Au milieu de draps froissés, Amalia, le sommeil agité, rêve à ses lointaines et pourtant si proches amours avec Rodrigo.
Qu’elle l’a aimé ce traître là ! Elle ne vit que pour se venger.
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Chapitre III – Complicités
Une plaie ces autocars ! Larissa voue aux gémonies tout ce que vomit ces insectes géants qui bloquent la rue, empiètent sur tous les espaces disponibles, et dont les rétroviseurs à trois miroirs ressemblent à des élytres de mauvais augures.
De méchante humeur, elle cuisine si mal que c’en est une honte. Inutile de faire revenir ces touristes au sourire béat qui s’imaginent que tout leur est dû.
Et par un fait exprès, Massimo, son jeune aide, reste introuvable.
– Massimo ! crie excédée, la cuisinière à la bourre.
En claudiquant, il entre enfin dans la cuisine. Son tablier mal attaché dénonce à l’arrière des tâches de sang.
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L’air souverain, sa frétillante Chiwawa dans son sillage, le maître des lieux se déplace lentement pour que sa fragile créature puisse le suivre. Elle est si intelligente, il ne lui manque que la parole. D’ailleurs qu’importe, un simple regard suffit.
Il pénètre avec sa complice dans la salle à manger de la clientèle encore déserte, inspecte les préparatifs du déjeuner. Du bout des doigts, il prélève d’un plat une tranche de rosbif du plus beau rouge qu’il tend à Lotie. Les yeux globuleux de la chienne se mouillent d’une adoration consommée.
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Amalia et Larissa sont unies par les secrets qu’elles se confient depuis de longues années.
– « Je n’en peux plus, trop, c’est trop, « dit la cuisinière au bord de la crise de nerfs.
Elle raconte alors la mésaventure de Massimo. Amalia sautant sur l’occasion, lui dit :
– Ecoute Larissa, il doit être possible de faire avaler à ce bouffeur d’enfants un concentré de mes médicaments… Il suffirait que tu en ajoutes dans sa potion du soir pendant une huitaine de jours et le tour serait joué.
Les bas-joues de Larissa tremblent d’indignation :
– Tu es complètement folle !
– Te voilà devenue bien délicate, Larissa !
– Mais c’est un meurtre !
– Non, une exécution !
– Je crache dans sa soupe et je me soulage dans sa piscine quand je suis en colère, c’est dégoûtant, c’est vrai, mais ce n’est pas mortel !
L’eau coule sous les ponts et dans la piscine…
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Chapitre IV – Crimes
Qu’a-t-elle mangé ?
L’adolescente éprouve un besoin violent d’évacuer ce qui lui tort les entrailles. Elle n’a pas le temps de passer par les WC., se réfugie dans le local qui lui sert de chambre.
Surprise par ce liquide tiède et gluant qui coule abondamment, elle arrache les draps de son lit, les coince entre ses jambes. Affolée à l’idée de souiller son matelas, la jeune fille s’étend à même le sol. Quant au sol, elle le nettoiera plus tard, car maintenant il est important qu’elle se repose, après tout ira mieux… Elle vient de perdre l’innocent rejeton qui fleurissait dans son ventre.
Tout ce sang, tout ce sang…le carrelage se teinte de rouge. « La petite brune au grain de beauté au milieu du visage » appelle Nounou, l’effort est d’importance. Sa voix mourante n’atteint pas la cuisinière accaparée par tant d’autres tâches.
En fin de journée, dans un état d’agitation extrême, Larissa rend visite à sa copine. Amalia retient son souffle, elle touche au but.
Sort enfin de la bouche de Larissa, un implacable : « On y va ! ».
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Il est trois heures du matin. La touffeur du jour n’a encore rien cédé à la fraîcheur de la nuit. En robe de chambre, pieds nus, la cuisinière écrase les médicaments d’Amalia. Elle mélange cette poudre à la décoction de fleurs de bigaradiers, la réajuste avec plusieurs cuillerées de sucre, s’y ajoutent les quelques gouttes de sueur qui glissent de son front… Ce n’est toujours pas la sueur qui le tuera !
Larissa verse la préparation fatale dans une bouteille en verre qu’elle ferme hermétiquement, lave tous les ustensiles utilisés, essuie la table, range son matériel de justicière, regagne sa chambre.
Dans un coin faiblement éclairé par les bougies qui s’y consument, deux photos sont exposées, celle de la Vierge Marie et celle de la maman de Rodrigo.
Elle s’adresse à son amie :
– Pardon ! Mille fois pardon ! Ma chère, ma très chère Magdalena. On ne peut plus l’arrêter ton fils…il est devenu fou ! Tu sais combien je l’aime, mais cela ne peut plus continuer… Les enfants …L’honneur de la famille … Tu comprends, ma douce …?
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Chapitre V – Châtiment
Depuis plusieurs jours, Rodrigo a les pieds froids, des malaises. Ce midi, extraordinairement, il a supprimé sa promenade. Fait-il trop d’excès ?
Nounou lui a promis de renforcer son breuvage. Que ferait-il sans elle ? N’a-t-elle pas remplacé sa mère à la mort de celle-ci ?
Il s’est couché plus tôt que d’habitude et essaie de s’intéresser au livre ouvert devant lui. Quelques « toctoc » timides l’en détournent, l’heureuse élue fait son entrée. Dodue comme une petite caille, il lui fait une place dans son lit.
Décidemment, ça ne va pas. Des fourmis au bout des doigts, la vision troublée, Rodrigo tente de se lever pour ouvrir une fenêtre, mais gêné par les battements désordonnés de son cœur, y renonce.
Un parfum bien-aimé chatouille ses narines : »Maman ? ». Un instant rasséréné, il se dit que la mère est la déesse du pardon, qu’elle ne peut lui vouloir du mal. « N’est-ce pas ? » – « Maman ?».
Et si c’était l’Autre ?
Paralysé par l’effroi, Rodrigo ne bouge plus. C’est ça, ne plus bouger, Elle le croira déjà mort et se retirera. Mieux, se racrapoter ! Il a vu d’énormes araignées échapper à un sort funeste en se métamorphosant en une boule minuscule qui une fois le danger disparu, se déploie et détale à toute allure !
Avec précaution, il plie les genoux, les remonte sous son menton, rentre la tête, maintient son corps endolori dans ses bras très fort serrés. Pour un peu, il aurait tissé une toile de soie pour parfaire la rondeur de sa cachette.
Le seigneur Rodrigo, l’esthète, donnerait tout pour être une araignée.
La Chiwawa alertée par la gymnastique inopinée de son maître, dégringole brutalement de son siège Louis XV, et toute raide espérant ainsi gagner en centimètres, monte la garde. De glapissements en grognements, la fidèle Lotie, passe aux gémissements…
Effarée, la favorite d’un soir sort de la chambre et va se blottir dans les bras de la cuisinière.
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Impossible de rater l’énorme panneau de couleur jaune aux caractères rouges accroché aux grilles du Grand Hôtel, signalant qu’il est à vendre pour cause de décès.
Une Chiwawa n’est pas une héritière à part entière aux yeux de la loi.
A l’arrière de la façade principale de la propriété, par la porte grande ouverte de la cuisine, Larissa et Amalia, leur majestueux postérieur coincé dans un fauteuil, aspirent à pleins poumons, les vivifiantes exhalaisons des champs retournés.
Par Vivianne Casolari
27 novembre 2015