« La musique seule peut parler de la mort. »
La condition humaine, André Malraux.

«Évoquant la peine, le deuil ou accompagnant le disparu jusqu’à sa destination finale, la musique remplit une fonction rituelle attestée dans les sociétés les plus diverses pour devenir, dans le cadre de la culture occidentale, un champ majeur de création, et jusqu’à un certain point devenu autonome, qui a inspiré de nombreuses oeuvres et des chefs-d’oeuvre qui posent directement la question des rapports entre la musique et la mort.» J. Lévy, «Les musiques et la mort», Frontières, vol. 20, n°2, 2007, p. 7

Dans le vaste domaine des chansons populaires inhérentes à tous les pays du monde, il existe un groupe désormais quasiment obsolète : ce sont les chansons funéraires.

Autrefois, ce groupe était très étendu. On peut admettre qu’un grand nombre de peuples civilisés chez qui actuellement on ne trouve pas de chants funéraires dans la littérature orale, en ont eu à une certaine période.

Chez les primitifs les chansons funéraires ont été signalées à de nombreuses reprises.

A l’état actuel du folklore et de l’ethnographie on peut distinguer trois groupes de chants funéraires :

Le plus récent est le chant funéraire de l’église. 

Pour une bonne part, il continue de s’inspirer des langages propres aux traditions religieuses, qu’il retravaille à sa façon: Requiem, Miserere, Stabat Mater, font partie du corpus de ce qu’on appelle encore «musique sacré», parce qu’on s’y inspire directement des textes chrétiens. 

 (Extrait du film « Amadeus », de Milos Forman)

Un deuxième est le groupe du « chant de l’âme ».

Il est d’origine complètement populaire, mais les religions l’imprègnent de leurs idées. Il traite du sort de l’âme depuis le moment où elle a quitté le corps.

Ces chants ont existé dans peu de pays : dans l’Inde antique, chez les Daïaks du Bornéo, en Irlande et chez quelques peuples européens dont la Pologne.

Le troisième groupe, le plus ancien est aussi très intéressant, c’est le « chant qui déplore »

et que nous désignerons sous le nom corse de vocero, car depuis le fameux roman de Mérimée ce nom très caractéristique est généralement connu.

Le chanteur populaire s’y lamente à cause de la mort d’un membre de sa famille ou de sa tribu. Le vocero est le plus répandu de tous, car nous allons le retrouver chez beaucoup de peuples.

Petit tour d’horizon ethnologique et sociétal de ces chants funéraires d’antan.

Les Australiens chantaient, aux enterrements de jeunes gens, cette chanson :

 » Le jeune frère de nouveau,

Le fils de nouveau

Dorénavant jamais

Je ne verrai. »

Le premier vers de cette chanson est chanté par toutes les jeunes femmes, le deuxième par les femmes âgées, le troisième et quatrième par les unes et les autres.

Aux îles Tonga, les femmes chantaient des complaintes autour du cadavre et les continuaient encore au dessus de la tombe.

Les Maori de la Nouvelle Zélande ont laissé des chants funéraires d’une beauté rare. Ils s’appelaient Waiata tangi et étaient chantés en choeur.

Si nous passons en Amérique, nous trouverons la même coulume et les mêmes productions orales.

Chez les Indiens du Paraguay, dès que le guerrier défunt était paré de ses armes, les femmes de sa famille éclataient en pleurs effroyables. Puis elles se levaient deux par deux, entonnaient un chant monotone et faisait en dansant le tour de la cabane. Ces chansons et ces danses étaient continuées par les femmes pendant trois jours. Les hommes se tenaient à l’écart et vaquaient à leurs occupations habituelles.

     Voici un récit précis extrait du livre de Schomburgk – un explorateur anglais (1) :

 » C’est une femme qui vient de mourir dans une tribu indienne de la Guyane anglaise. Au bout d’un certain temps, les femmes se mirent à chanter de courtes complaintes. L’une se plaignait d’avoir perdu sa meilleure amie, l’autre vantait les fins fils de coton que la défunte avait tissés, les beaux ustensiles qu’elle avait façonnés. D’autres énuméraient toutes les qualités éminentes qu’elle avait possédées. Chaque éloge se terminait par des mots émotionnants:asamanda! asamanda ! (morte! morte!). Les hommes pendant ce temps étaient assis par terre, silencieux et immobiles.

Le chant atteignit le point culminant lorsque le fils de la défunte lui creusa la tombe et y mit le cadavre. Alors tous se mirent à sauter à travers la tombe et à vociférer. Quand la tombe fut terminée, les plaintes cessèrent, seule la soeur de la morte continua ses cris pendant trois semaines encore, jour et nuit.« 

Chez les Tupinamba du Brésil il existait aussi des chants funéraires. Dès qu’un des leurs était mort, sa femme et ses enfants commencent à se lamenter et à improviser des chansons dans lesquelles ils demandent pourquoi il a laissé la vie, déplorent sa perte, vantent ses mérites de guerrier, son dévouement de père, son affection d’époux (2)

chaman-chant-funeraire.jpg

Un chaman et rites funéraires

(Brésil, ethnie Bororo, chaman exécutant un chant funéraire, il s’accompagne de hochets-maraca.)

Pour en finir avec l’Amérique : le chant funéraire des Esquimaux du Groenland. Celui-ci est chanté par le père ou par le fils dans la chambre du défunt, après que celui-ci a été déjà enterré.

Pour l’Afrique, Livingstone dit que chez les Mangaja les femmes chantaient pendant deux jours des complaintes autour du mort. Elles profèraient, accroupies sur le sol, plusieurs mots plaintifs et terminaient chaque vers avec une voyelle tirée : a-a, o-o, i-i. (3)

En Nubie, Si un cas de mort arrivait, une des parentes du défunt courait avec des cris et des imprécations sur la place la
plus rapprochée et se recouvrait de poussière et d’ordures.
A l’instant même se réunissaient toutes les femmes du village et un chant de lamentations se levait ‘.

Les Bakalais du Gabon, dit du Ghaillu, ont un genre de poésies : des compositions funèbres, dont les airs sont lugubres et qu’il est d’usage de chanter à chaque décès. Le texte est toujours une lamentation, un adieu éternel au défunt :

« Hélas! Vous ne nous parlerez plus jamais ! Nous ne reverrons jamais votre visage! Vous ne vous promènerez plus avec nous! ? Nous ne le reverrons jamais 1 Nous ne lui serrerons plus la main! Nous ne l’entendrons plus rire! » (4)

Puisque nous sommes encore dans l’Afrique du Nord, nous y ajouterons le s allocutions funéraires des juifs marocains. les juives chantaient aux défunts :

 » Pourquoi nous as-tu quittés?
Pourquoi nous as-tu abandonner, tes chers?
Ton père, ta mère, ton frère ?
Est-ce que nous ne t’avons pas aimé ?
Est-ce que nous t’avons fait du mal ? « 

Dans l’Europe du moyen-âge, les complaintes chantées auprès des morts ont été relevées chez les Scandinaves, les Germains, les Anglais, les Ecossais, les Irlandais, les Italiens, les Espagnols, les Portugais, les Basques. Nous venons de les voir de nos jours, chez les Lithuaniens et les Roumains. En ont encore actuellement les Russes et tous les peuples balkaniques, les Grecs, les Serbes, les Bulgares, les Albanais, les Tziganes musulmans.

 

En France, les voceri corses sont les plus célèbres, ils se distinguent par la richesse de l’imagination et la force du sentiment.

D’autres provinces françaises ont connu les complaintes funéraires. Là elles s’appellent aurosts.

Toutes ces chansons aussi bien européennes qu’extraeuropéennes forment un groupe aux traits communs nets.

Elles sont réflexes, et jaillissent du coeur humain, comme contrecoup de la terrible épreuve de la mort.

« Ce cri du coeur improvisé représente leur squelette, les vociférations, l’expression de la douleur de ceux que le mort a quittés, sont leur contenu principal. »

Voici un extrait d’un documentaire belge « Des morts » de Thierry Zeno, Jean-Pol Ferbus et Dominique Garny.

Ce documentaire exceptionnel filmé en 1979 aux États-Unis, au Mexique, en Thaïlande et en Wallonie nous fait découvrir sans tabou des rites funéraires ancestraux.

Découvrez ces chants et rites funéraires thailandais :

 

Désormais il est très rare en Europe que les familles chantent des chants funéraires, en dehors des chansons de messe classiques.

Les défunts ont parfois précisé quelles musiques ils souhaitaient pour les funérailles, ou alors la famille propose la « chanson préféré » du défunt, ou celle qu’ils estiment la plus forte pour parler de la mort ou de leur perte.

Pour l’anecdote : « Goodbye My Lover » du chanteur britannique James Blunt est la chanson la plus jouée aux enterrements. Ensuite vient « My Way » et « Highway to Hell » d’AC/DC …

Par rapport à la force des chants anciens, à la profondeur de leur textes et mélopées, ces chansons semblent ternes et complètement aseptisées…

Ne sommes nous donc plus capable de chanter pour nos morts ?
Comment avons nous pu perdre tous ces rites si naturels auparavant ?

Pour ne pas finir sur une touche complètement défaitiste ;-), je souhaiterai vous préciser qu’il existe encore des endroits comme la Louisiane où ces moments de cérémonies musicales perdurent grâce aux « Funeral Jazz » !

Cette tradition vient de pratiques spirituelles africaines, de traditions de musiques militaires françaises et espagnoles, et d’influences culturelles afro-américaines… 

Extrait du film :

« Est-ce que ce n’est pas irrespectueux pour le mort et sa famille ? – Oh non , ce serait une insulte de ne pas jouer de musique en son honneur ! C’est sa dernière grande fête ! (…) »

 

Finalement peut-être un bon melting pot de tous nos anciens chants et musiques funéraires d’antan !!

Si vous avez vous-même créer des chansons ou musiques pour vos défunts lors de cérémonie, n’hésitez pas à partager vos témoignages ! 

Sandrine

Ressources:
http://www.erudit.org/revue/fr/2008/v20/n2/018326ar.html?vue=resume
http://agora.qc.ca/thematiques/mort.nsf/Dossiers/Musique
Une liste de chansons, symphonie, musique de films évoquant la mort :
http://www.louprof.free.fr/THEMATIQUES/thematique-mort.htm 
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bmsap_0037-8984_1925_num_6_1_8976#
(1) Schomburgk, Reisen in Britisch Guiana, Leipzig, 1847, t. I, p. 420 et 468.

(2)Bruhier, cité par Yarrow, A further con’r bution 1o the stu ly of the mortuarycustoms of the N. A. Indians, Ethnological Bureau’s Reports, 1. 1, (Washington,/ 881)
(3)Livingstone, Neue Missionsreisenûb. v. Martin, I, 131.