« La comédie de la mort » de Théophile Gaultier
Chers amis,
Voici venu le temps de nous souvenir. Le froid qui s’installe nous invite à cette méditation… C’est la Toussaint.
La plus belle des tombes n’est-elle pas celle que nous portons dans notre cœur et qui contient l’âme de tous ceux que nous avons aimés et qui nous ont quittés.
Nulle tombe n’est plus vraie.
Heureux ceux qui peuvent y dormir en paix.
La comédie de la mort
Par Théophile Gautier.
I.
C’était le jour des Morts : une froide bruine
Au bord du ciel rayé, comme une trame fine,
Tendait ses filets gris ;
Un vent du nord sifflait ; quelques feuilles rouillées
Quittaient en frissonnant les cimes dépouillées
Des ormes rabougris ;
Et chacun s’en allait dans le grand cimetière,
Morne, s’agenouiller sur le coin de la pierre
Qui recouvre les siens,
Prier Dieu pour leur âme, et, par des fleurs nouvelles,
Remplacer en pleurant les pâles immortelles
Et les bouquets anciens.
Moi, qui ne connais pas cette douleur amère,
D’avoir couché là-bas ou mon père ou ma mère
Sous les gazons flétris,
Je marchais au hasard, examinant les marbres,
Ou, par une échappée, entre les branches d’arbres,
Les dômes de Paris ;
Et, comme je voyais bien des croix sans couronne,
Bien des fosses dont l’herbe était haute, où personne
Pour prier ne venait,
Une pitié me prit, une pitié profonde
De ces pauvres tombeaux délaissés, dont au monde
Nul ne se souvenait.
Pas un seul brin de mousse à tous ces mausolées,
Cependant, et des noms de veuves désolées,
D’époux désespérés,
Sans qu’un gramen voilât leurs majuscules noires
Étalaient hardiment leurs mensonges notoires
A tous les yeux livrés.
Ce spectacle me fit sourdre au cœur une idée
Dont j’ai, depuis ce temps, toujours l’âme obsédée
Si c’était vrai, les morts
Tordraient leurs bras noueux de rage dans leur bière
Et feraient pour lever leurs couvercles de pierre
D’incroyables efforts !
Peut-être le tombeau n’est-il pas un asile
Où, sur son chevet dur, on puisse enfin tranquille
Dormir l’éternité,
Dans un oubli profond de toute chose humaine,
Sans aucun sentiment de plaisir ou de peine
D’être ou d’avoir été,
Peut-être n’a-t-on pas sommeil ! Et quand la pluie
Filtre » jusques à vous, » l’on a froid, l’on s’ennuie
Dans sa fosse tout seul.
Oh ! Que l’on doit rêver tristement dans ce gîte
Où pas un mouvement, pas une onde n’agite
Les plis droits du linceul !
Peut-être aux passions qui nous brûlaient, émue,
La cendre de nos cœurs vibre encore et remue
Par-delà le tombeau,
Et qu’un ressouvenir de ce monde dans l’autre
D’une vie autrefois enlacée à la nôtre,
Traîne quelque lambeau.
Ces morts abandonnés sans doute avaient des femmes,
Quelque chose de cher et d’intime ; des âmes
Pour y verser la leur ;
S’ils étaient éveillés au fond de cette tombe,
Où jamais une larme avec des fleurs ne tombe,
Quelle affreuse douleur !
Sentir qu’on a passé sans laisser plus de marque
Qu’au dos de l’océan le sillon d’une barque ;
Que l’on est mort pour tous ;
Voir que vos mieux aimés si vite vous oublient,
Et qu’un saule pleureur aux longs bras qui se plient
Seul se plaigne sur vous.
Au moins, si l’on pouvait, quand la lune blafarde,
Ouvrant ses yeux sereins aux cils d’argent, regarde
Et jette un reflet bleu
Autour du cimetière, entre les tombes blanches,
Avec le feu follet dans l’herbe et sous les branches,
Se promener un peu !
S’en revenir chez soi, dans la maison, théâtre
De sa première vie, et frileux, près de l’âtre,
S’asseoir dans son fauteuil,
Feuilleter ses bouquins et fouiller son pupitre
Jusqu’au moment où l’aube illuminant la vitre,
Vous renvoie au cercueil.
Mais non ; il faut rester sur son lit mortuaire,
N’ayant pour se couvrir que le lin du suaire,
N’entendant aucun bruit,
Sinon le bruit du ver qui se traîne et chemine
Du côté de sa proie, ouvrant sa sourde mine,
Ne voyant que la nuit.
Puis, s’ils étaient jaloux, les morts, tout ce que Dante
A placé de tourments dans sa spirale ardente
Près des leurs seraient doux.
Amants, vous qui savez ce qu’est la jalousie,
Ce qu’on souffre de maux à cette frénésie,
Un cadavre jaloux !
Impuissance et fureur ! Etre là, dans sa fosse,
Quand celle qu’on aimait de tout son amour, fausse
Aux beaux serments jurés,
En se raillant de vous, dans d’autres bras répète
Ce qu’elle vous disait, rouge et penchant la tête
Avec des mots sacrés.
Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre
Pendant qu’elle au bal, se tapir dans sa chambre,
Et lorsque, de retour,
Rieuse, elle défait au miroir sa toilette,
Dans le cristal profond réfléchir son squelette
Et sa poitrine à jour,
Riant affreusement, d’un rire sans gencive,
Marbrer de baisers froids sa gorge convulsive,
Et, tenaillant sa main,
Sa main blanche et rosée avec sa main osseuse,
Faire râler ces mots d’une voix caverneuse
Qui n’a plus rien d’humain :
« Femme, vous m’avez fait des promesses sans nombre.
Si vous oubliez, vous, dans ma demeure sombre,
Moi je me souviens.
Vous avez dit à l’heure où la mort me vint prendre,
Que vous me suivriez bientôt ; lassé d’attendre,
Pour vous chercher je viens ! »
Dans un repli de moi, cette pensée étrange
Est là comme un cancer qui m’use et qui me mange ;
Mon œil en devient creux ;
Sur mon front nuageux de nouveaux plis se fouillent,
De cheveux et de chair mes tempes se dépouillent,
Car ce serait affreux !
Le mort ne serait plus le remède suprême ;
L’homme, contre le sort, dans la tombe elle-même
N’aurait pas de recours,
Et l’on ne pourrait plus se consoler de vivre,
Par l’espoir tant fêté du calme qui doit suivre
L’orage de nos jours.
II.
Dans le fond de mon âme, agitant ma pensée,
Je restais là rêveur tête baissée
Debout contre un tombeau.
C’était un marbre neuf, et sur la blanche épaule
D’un génie éploré, les longs cheveux d’un saule
Tombaient comme un manteau.
La bise feuille à feuille emportait la couronne
Dont les débris jonchaient le fût de la colonne ;
On aurait dit les pleurs
Que sur la jeune fille, au printemps moissonnée,
Pauvre fleur du matin, avant midi fanée,
Versaient les autres fleurs.
La lune entre les ifs faisait luire sa corne ;
De grands nuages noirs couraient sur le ciel morne
Et passaient par devant ;
Les feux follets valsaient autour du cimetière,
Et le saule pleureur secouaient sa crinière
Éparpillée au vent.
On entendait des bruits venus de l’autre monde,
Des soupirs de terreur et d’angoisse profonde,
Des voix qui demandaient
Quand donc à leurs tombeaux l’on mettrait des fleurs neuves,
Comment allait la terre, et pourquoi donc les veuves
Aussi longtemps tardaient ?
Tout à coup..…j’ose à peine en croire mon oreille
Sous le marbre entr’ouvert, ô terreur ! ô merveille !
J’entendis qu’on parlait.
C’était un dialogue, et, du fond de la fosse,
A la première voix, une voix aigre et fausse
Par instant se mêlait.
Le froid me prit. Mes dents d’épouvante s’entrechoquèrent.
Je compris que le ver
Consommait son hymen avec la trépassée,
Eveillée en sursaut dans sa couche glacée,
Par cette nuit d’hiver.
La trépassée : Est-ce une illusion ? cette nuit tant rêvée,
La nuit du mariage elle est donc arrivée,
C’est le lit nuptial ?
Voici l’heure où lépoux, jeune et parfumé, cueille
La beauté de l’épouse, et sur son front éffeuille
L’oranger virginal.
Le ver : Cette nuit sera longue, ô blanche trépassée,
Avec moi, pour toujours, la mort t’a fiancée ;
Ton lit c’est le tombeau.
Voici l’heure où le chien contre la lune aboie,
Où le pâle vampire erre et cherche sa proie,
Où descend le corbeau.
La trépassée : mon bien-aimé, viens donc ! L’heure est déjà passée
Oh ! tiens-moi sur ton cœur, entre tes bras pressée.
J’ai bien peur, j’ai bien froid.
Réchauffe à tes baisers ma bouche qui se glace.
Oh ! viens, je tâcherai de te faire une place
Car le lit est étroit !
Le ver : Cinq pieds de long sur deux de large. La mesure
Est prise exactement ; cette couche est trop dure,
L’époux ne viendra pas.
Il n’entend pas tes cris. Il rit dans quelque fête.
Allons, sur ton chevet repose en paix ta tête
Et recroise tes bras.
La trépassée : Quel est donc ce baiser humide et sans haleine,
Cette bouche sans lèvre est-ce une bouche humaine,
Est-ce un baiser vivant ?
O prodige ! A ma droite, à ma gauche, personne.
Mes os craquent d’horreur, toute ma chair frissone
Comme un tremble au grand vent.
Le ver : Ce baiser c’est le mien : je suis le ver de terre ;
Je viens pour accomplir le solennel mystère.
J’entre en possession ;
Me voilà ton époux, je te serai fidèle.
Le hibou tout joyeux fouettant l’air de son aile
Chante notre union.
La trépassée : Oh ! si quelqu’un passait auprès du cimetière !
J’ai beau heurter du front les planches de ma bière,
Le couvercle est trop lourd !
Le fossoyeur dort mieux que les morts qu’il enterre.
Quel silence profond ! la route est solitaire ;
L’écho lui-même est sourd.
Le ver : A moi tes bras d’ivoire, à moi ta gorge blanche,
A moi tes flancs polis avec ta belle hanche
A l’ondoyant contour ;
A moi tes petits pieds, ta main douce et ta bouche,
Et ce premier baiser que ta pudeur farouche
Refusait à l’amour.
La trépassée : C’en est fait ! C’en est fait ! Il est là ! sa morsure
M’ouvre au flanc une lame et profonde blessure ;
Il me ronge le cœur.
Quelle torture ! O dieu, quelle angoisse cruelle !
Mais que faites-vous donc lorsque je vous appelle,
O ma mère, ô ma sœur ?
Le ver : Dans leur âme déjà ta mémoire est fanée,
Et pourtant sur ta fosse, ô pauvre abandonnée,
L’oranger est tout frais.
La tenture funèbre à peine repliée,
Comme un songe d’hier elles t’ont oubliée,
Oubliée à jamais.
La trépassée : L’herbe pousse plus vite au cœur que sur la fosse ;
Une pierre, une croix, le terrain qui se hausse,
Disent qu’un mort est là.
Mais quelle croix fait voir une tombe dans l’âme !
Oubli ! seconde mort, néant que je réclame,
Arrivez, me voilà !
Le ver : Console-toi. La mort donne la vie. Eclose
A l’ombre d’une croix l’églantine est plus rose
Et le gazon plus vert.
La racine des fleurs plongera sous tes côtes ;
A la place où tu dors les herbes seront hautes ;
Aux mains de Dieu tout sert !
Un mort qu’ils réveillaient les pria de se taire ;
Un pâle éclair parti non du ciel mais de terre
Me fit dans leurs tombeaux
Voir tous les trépassés cadavres ou squelettes,
Avec leurs os jaunis ou leurs chairs violettes,
S’en allant par lambeaux ;
Les jeunes et les vieux, peuple du cimetière,
Pauvres morts oubliés n’entendant sur leur pierre
Gémir que l’ouragan,
Et dévorés d’ennui dans leur froide demeure,
De leurs yeux sans regard cherchant à savoir l’heure
A l’éternel cadran.
Puis tout devient obscur, et je repris ma route,
Pâle d’avoir tant vu, plein d’horreur et de doute,
L’ esprit et le corps las ;
Et me suivant partout, mille cloches fêlées,
Comme des voix de mort me jetaient par volées
des râlements de glas.
Ci-dessous, le portrait de Théophile Gautier, poète français, romancier, critique d’art, peintre à ses heures. Né à Tarbes en 1811 et mort à Neuilly en 1872.