Par Béatrice Gernot

Le temps de retenir, le temps de mourir

 

Mourir peut prendre du temps, trop de temps pour celle qui dit : « Je ne suis pas sortie de ma nuit ». Celle qui dit, c’est sa mère, la mère d’Annie Ernaux.
Mourir est aussi, pour Annie Ernaux, le temps qui la pousse vers la mort, lui en fait prendre conscience avec acuité, car tout la ramène à cette mère avec laquelle elle se réconcilie et à laquelle elle s’identifie.
Pour l’écrivain, l’essentiel est qu’elle soit vivante, à côté d’elle. Une mère de chair, une présence physique indispensable même si cette présence est cruauté au vu de sa dégradation très prononcée.
Annie se voit, se noie dans l’image vieillissante de sa mère qu’elle fait sienne qui l’amènera elle aussi – elle ne cesse de le répéter – à tomber, comme elle, dans une forme de déchéance.
Annie se voit dans le corps de sa mère. Elle s’y projette même dans un avenir proche qui pourtant ne l’est pas encore. Car elle est cette quarantenaire capable de donner vie. Elle est la fille devenue la matrice protectrice. Elle porte sa mère en elle. Enceinte de sa mère : « Jamais femme ne sera plus proche de moi, jusqu’à être comme en moi » dit-elle. Tout est inversé. C’est désormais à elle, Annie, de la protéger. Une mère-enfant devenue « sa petite fille », même si Annie nous dit : « Je ne PEUX pas être sa mère ». Annie qui se dédouble en la regardant mais veut néanmoins rester elle-même face à ce qui la bouleverse et n’en finit pas de la plonger dans l’horreur. Une phrase, un geste, un trait de caractère un détail… tout la ramène à cette mère qui perd pied et à laquelle elle s’accroche et se raccroche. Plutôt folle que morte. Annie Ernaux exprime avec beaucoup d’amour ce qui sourd au plus profond de son être : cette impossibilité à se laisser porter par l’inéluctable pour mieux l’affronter, l’apprivoiser. Annie Ernaux veut retenir, comme beaucoup d’entre nous. Retenir pour empêcher.
Or, ne serait-ce pas dans un total lâcher prise face à une vieillesse qui place souvent les hommes et les femmes dans l’ombre de ce qu’ils ont été que nous devons réfléchir. Au plus fort du grand-âge, notre chair parle encore. Elle est ce par quoi nous sommes vus et existons. Notre chair défaite, exposée est l’expression de cette humanité vacillante qui nous interpelle et doit nous amener à mieux accepter cette avancée dans l’âge qui s’ouvre sur la déprise. Face aux renoncements, régressions, il nous appartient d’accepter ce passage de témoin dans le temps de la vie. Vivre, c’est aussi s’inclure dans une filiation qui n’a de cesse d’exister.
Annie Ernaux parle de « la vie et de la mort qui demeurent de chaque côté de quelque chose, disjoints » .
Pour moi, ils ne sont pas disjoints, ils demeurent un.
Encore faut-il que nous acceptions la dureté des transitions qui font basculer dans la déchéance l’être aimé. Aimer une mère, un père, un être cher, est certainement apprendre à surpasser sa peur de le voir réduit, hébété, dégradé ; apprendre à accepter qu’il va nous quitter. Ce passage vers l’autre rive peut prendre du temps, épuiser les forces vives de chacun. Mais il est important d’apprendre à renoncer, à oser penser l’absence comme présence. Annie Ernaux le fait avec ses mots. Elle s’interroge : « Je ne sais pas si c’est un travail de vie ou de mort que je suis en train de faire ». Vie et mort inextricablement liées.
Béatrice Gernot

Lundi 15 mai 2017

 

Je ne suis pas sortie de ma nuit de Annie Ernaux / Folio / Gallimard

Je ne suis pas sortie de ma nuit par Annie Ernaux