Jules Supervielle, entre les vivants et les morts
Par Béatrice Gernot
Jules Supervielle et le frisson du tremble
Ce matin, Jules Supervielle est sur mon chemin, ou plutôt entre mes mains. Je feuillette un recueil lu et relu, et m’arrête, au hasard, sur quelques poèmes tirés du Forçat innocent où vie et mort sont imbriquées. Car si le corps agonise et si tout s’arrête, « il continue de battre sur sa pente secrète ». Et c’est vers et sur cette pente secrète que nous devons avancer, car il faut « Laissez faire le cœur même s’il s’arrête ». Oui, pour une fois, il faut oser lâcher prise, et savoir s’offrir à l’inconnu, à la mort qui vient, à son tour, nous prendre, nous qui la côtoyons mais n’osons peut-être pas assez l’interpeller comme le fit Jules Supervielle : « O morts à la démarche dérobée, que nous confondons toujours avec l’immobilité…vous êtes guéris du sang, de ce sang qui nous assoiffe ». « Mais en nous rien n’est plus vrai / Que ce froid qui vous ressemble / Nous ne sommes séparés que par le frisson d’un tremble… » Oui, séparés que par le frisson d’un tremble. C’est dire l’ineffable, c’est dire la légèreté et la beauté de feuilles qui tremblent au moindre souffle de vent. Elles frissonnent à peine, mais elles frissonnent. Nous le voyons mais nous le comprenons nous aussi, à peine. Juste ce frémissement qui l’exprime avec grâce, juste le temps de le réaliser. Car « Il faut savoir être un arbre durant les quatre-saisons / Et regarder pour mieux se taire, / Ecouter les bonnes paroles des hommes et ne jamais répondre, / Il faut savoir être tout entier dans une feuille /Et la voir qui s’envole. » Soyons donc tout entier dans une feuille, pour la vivre pleinement et comprendre qu’elle peut, à tout moment, se détacher de l’arbre, s’envoler, se laisser tomber pour entamer un nouveau cycle de vie … Aussi, faut-il savoir ne plus la regarder, et fermer les yeux comme Jules Supervielle qui nous invite à la faire : « Laissez l’air et le silence / Faire leur travail sans mains »…Oui, laissons l’air et le silence faire acte de vie dans cette vie qui prend fin et cette nouvelle qui advient. Car, « Au plus fort de la nuit je me prouve mes forces. Ce cheval qui s’élance est parti de mes yeux/Il ne reviendra plus au fond de mes paupières / Et, ne soupçonnant pas qui lui donna le jour, / Il cherche autour de lui, perdu dans son galop ;/ Mais il vit, voyez-le soulevant la poussière. » Que cette poussière soulevée puisse en être le signe. Signe de vie qui vient nous prolonger en poussière d’étoiles car « comme chaque nuit, elle s’étoila / De ses milliers d’yeux dont aucun ne voit ». « Filets étoilés dans notre âme élargie ».
Le forçat innocent / Collection Poésie / Gallimard