D E   L’ E A U   S U R   L E   F E U

de Vivianne Casolari

Chapitre I

 

« Tu es jeune et vivante, et tu es belle, et tu m‘oublieras.
Tu guériras du mal que je t’ai fait, si tu peux le pardonner. »
Alfred de Musset – La confession.

La porte claque comme un coup de revolver. Hélène vient de quitter Adrien, elle n’en peut plus. Il a tout fait pour ça, a dépassé les bornes de cette frontière tracée au plus profond d’elle-même, et dont elle ignorait l’existence jusqu’à ce jour.

Elle dévale les escaliers, monte dans sa voiture, s’efforce de réprimer les tremblements qui l’agitent, s’effondre en larmes sur le volant. Les passants se demandent pourquoi, cette belle fille pleure si éperdument.

Lui, n’a pas bougé. Il sait que c’est fini.

« Elle le regrettera ! Et ses parents aussi, partis en vacances à l’autre bout du monde. A quoi ça sert d’être aimé, puisque quand on a besoin des autres, ils ne sont jamais là. »

 

*

 

« Adrien a bu de l’alcool, son état est préoccupant ».

Suite à ce coup de fil alarmant, Rosa et Marcel, ont sauté dans le premier avion à destination de la Belgique. Coincés par le peu de place laissé pour les jambes sur ces vols « low costs », ils ont tout le loisir de se torturer avec une multitude de conjectures quant à la santé de leur fils.

L’Aéroport de Bruxelles est en vue. De sa voix impersonnelle, l’hôtesse prévient les passagers que l’avion va atterrir.

Postés à « L’Arrivée », Marie et Christophe, chargés par la famille d’annoncer la terrible nouvelle, repèrent immédiatement les parents d’Adrien, qui se détachent des autres voyageurs par leur air angoissé.
Marie prend sa tante Rosa, par le bras, Christophe fait de même avec l’oncle Marcel. Ils cherchent un banc disponible.

– Il est mort ?
C’est la mère qui pose la question.
Leur vie est suspendue au souffle ténu qu’exhale la bouche de Marie :
– Oui.

Elle comprend que c’est d’elle, qu’est sorti ce « oui », que ce ne sont pas les mots soigneusement préparés qui sont formulés, que telle une Parque, elle vient de couper le fil qui reliait la vie des parents à celle de leur fils.

 

*

Le responsable de la morgue, entraîne Rosa et Marcel, dans une longue suite de corridors blafards, qui mènent à une grande salle. Les murs sont divisés en casiers comportant chacun une manette, au-dessus de laquelle est inscrit le nom de la personne, qui attend au frais qu’on la récupère.

Les moteurs des congélateurs, qui ne datent pas d’hier, font un bruit d’enfer. Aussi froid que les glacières, un homme en tablier vert pomme leur crie :
– Quel est le nom de votre parent ?
– …
– Pourriez-vous parler plus fort ? Ah, votre fils, d’accord. Mais son nom ?

La mère titube, le père répète.

Après l’examen des noms affichés, le préposé, avec une dextérité robotique, attrape une des manettes, la tourne, ouvre le casier, en tire un brancard à hauteur d’homme, dévoile la tête d’Adrien. Ne rencontrant aucune d’objection, il suppose que c’est le bon cadavre.

– Faites vos adieux à l’aise.
Le docteur « ès cadavres » pressé, repart vers d’autres tâches.
L’éclairage orienté sur les casiers inoxydables, renvoie brutalement la lumière vers les visiteurs.
« C’est pour mieux te voir, mon enfant ! »[1]

Passé du violet aux teintes rosées, soulagé des vicissitudes de la vie, le visage d’Adrien paré d’une sorte de grandeur, a retrouvé sa beauté. Quelques gouttes de condensation perlent sur son front, lui donnant une apparence de vie.

D’une voix morne, Rosa dit :
– Nous n’aurions jamais dû partir.
– Mais chérie, répond Marcel, rester près de ceux qu’on aime ne les empêche pas de mourir.

La mère s’affaisse doucement sur le sol. Le père s’assied près d’elle.

Le robot vert pomme revient.
– Oh pardon ! J’ai oublié de vous présenter un siège. Trop de boulot sans doute.

Sur le parking, Marie et Christophe sont restés dans leur voiture. Trop, c’est trop.

 

Chapitre II

 

Narcisse, méprisant l’amour, fut séduit par sa propre image reflétée par l’eau d’une fontaine
Et se laissa mourir de ne pouvoir la saisir. A l’endroit même de sa mort poussa la fleur qui porte son nom.
(Grand Larousse Illustré)

 

D’un regard de propriétaire satisfait, Adrien, 25 ans à peine, fait le tour de son studio. Son style dépouillé met quelques objets bien choisis en valeur.

Il peut y recevoir sa fiancée de jour comme de nuit. Il l’a aimée dès leur première rencontre. Sa façon de se présenter : « je m’appelle Hélène », confondant de douceur. Autre chose que ces filles trop bruyantes.

D’ailleurs, il l’attend. De son balcon, il guette son harmonieuse silhouette. Une pluie fine rend les trottoirs glissants. Elle est en retard.

Ce soir « dîner en amoureux ». Quelques frites bien cuites, un steak, un excellent vin. A ce sujet, il aurait pu proposer des huîtres et du champagne.[2]

Il branche sa vieille friteuse. Fébrile, prend un livre, tente de se concentrer sur sa lecture. Attiré par une épouvantable odeur de graisse, il bondit dans la cuisine déjà envahie par une fumée opaque, arrache la fiche électrique, sort la friteuse sur le balcon. Quelques gouttes d’eau sur l’huile bouillante, suffisent pour faire jaillir les flammes qui s’élancent vers le ciel.

Le locataire du dessous, alerté par des hurlements, se rue chez Adrien qui se roule par terre. Le haut de son corps brûle. L’évier est tout à côté, le voisin empoigne le tuyau en caoutchouc du robinet, l’inonde.

Hélène, des gâteaux à la main, apparaît au moment où son fiancé est emmené par les pompiers.

Au Centre des Grands Brûlés, le front reposant sur la vitre extérieure d’une chambre stérile, frustrés, Rosa, Marcel, Hélène, regardent Adrien, placé sous sédation afin de résister à ses atroces douleurs.

Une longue période d’interventions pénibles commence pour lui.

 

*

 

Il quitte l’hôpital, soutenu par Hélène. Prudemment, ils regagnent la voiture. En cette fin d’après-midi, leurs ombres se dessinent sur le mur du parking. Celle d’Hélène se penchant avec sollicitude sur celle d’Adrien, celle d’Adrien, tassée, semblant grimacer.

Rentré chez lui, après plus de trois mois de soins intensifs, il fait le tour de son studio. Bizarre ! On dirait l’appartement d’un autre. Il ne reconnaît pas son odeur, cette odeur particulière, propre à chaque lieu d’habitation, son ADN. Il faut dire qu’il a fallu remplacer le tapis, un des fauteuils, assainir l’atmosphère, éliminer tout ce qui pouvait rappeler le drame.

Adrien est couvreur, ou plutôt était, et en éprouvait de la fierté. Le bonheur d’effectuer du bel ouvrage ; de dresser les charpentes en bois, poser les tuiles les unes après les autres, vérifier la solidité de leurs attaches, placer les corniches, quelques sorties arrosées après les heures de travail.

Que reste-t-il de ce corps souple ? Comment grimpera-t-il sur les toits avec cette peau aux cicatrices invalidantes ? Malgré une dizaine de greffes, il peut à peine bouger le bras droit, le gauche est moins atteint. La belle affaire, il est droitier !

Et de ses mains habiles, aux doigts courts et robustes ? Il fait comment avec un index droit réduit de moitié ?

Que reste-t-il de ses cheveux blonds bouclés, de ce regard ravageur dont raffolait Hélène ? Il a bonne mine avec cet œil à la paupière tombante. Il ne se montre plus de face, mais se présente de trois-quarts, espérant ainsi dissimuler la partie ravagée de son visage.

A sa demande, tous les miroirs sont descendus à la cave. Sa mère ose une remarque : « Même le Vieux Venise ?».
« Surtout celui-là ! A la poubelle les miroirs ! A la poubelle ! » Il n’a que trop conscience de ce qu’il est devenu. Les miroirs sont ses ennemis.

 

*

 

Entre les mains des physiothérapeutes pour la mobilité de ses articulations, le renforcement musculaire, la réhydratation de la peau, les journées d’Adrien sont bien remplies.

Pour ne pas écraser les compresses, les bandages, ainsi que les quelques plaies en mal de cicatrisation, Adrien s’habille d’amples vêtements en coton léger. Fantôme qui dégage des effluves déplaisantes, mélanges d’onguents, d’antibiotiques, odeur fade de peau malade. Il vit dans la hantise de voir naître du dégoût chez ceux qui l’entourent.

Hospitalisé à plusieurs reprises pour des greffes, il l’est aussi en psychiatrie, où des médecins travaillent à mettre au point un traitement, qui aidera cet individu narcissique à surmonter la dégringolade de son ego.

Toutes les nuits, les mêmes cauchemars le secouent, le réveillent. Captif des flammes, il suffoque, ou alors, donne une volée de coups de poing dans le vide, à l’éventuel agresseur qui, à son chevet, se penche sur lui.

On lui a conseillé d’être patient. « Pourquoi ne reprendrait-il pas ses études ? Utiliser sa tête au lieu d’utiliser ses muscles. »
« Et voilà ! Ses parents qui remettent ça ! Ils ne laisseront donc jamais tomber ! Si ça lui plaît à lui, les muscles ! »

Ils lui conseillent de composer. « Quoi, c’est pour rire ? Composer avec cette vie qui l’a trahi ? «

On lui reproche de jouer à l’équilibriste sur les toits, et on voudrait qu’il joue à l’alpiniste ! Chaque jour est une montagne à escalader.

 

&

Chapitre III

 

«… Une naine pleurait, ne se cachait pas de pleurer son beau roi en agonie contre la porte aux verrues, son roi condamné qui pleurait aussi d’abandonner ses enfants de la terre, ses enfants qu’il n’avait pas sauvés, et que feraient-ils sans lui et soudain la naine lui demanda d’une voix vibrante, lui ordonna de dire le dernier appel, ainsi qu’il était prescrit, car c’était l’heure »
Belle du Seigneur – Albert Cohen.

 

Afin de rester auprès d’Adrien, Hélène accomplit des prouesses pour se libérer de toute occupation professionnelle. Elle devance le moindre de ses désirs. Elle a beau user de trésors de délicatesse pour ménager son orgueil, rien n’y fait. Humilié, il tourne en dérision ses attentions, et jusqu’à son amour, leur amour.

« Que fait-elle là ? Combien de fois doit-il dire qu’elle le dérange? Elle a pitié de lui, c’est ça ? Eh bien, il n’en veut pas de sa pitié. Il n’a besoin de personne et surtout pas d’elle. Se rend-elle compte qu’elle devient trop maigre ? Trop moche ? Il n’aime pas les moches. »

Persuadé qu’il est impossible d’aimer ce monstre, un monstre qui n’est même pas gentil, il détruit tout. C’est le seul plaisir qui lui reste. Pas de demi-mesure. Quand c’est foutu, c’est foutu, alors table rase !

Seuls, ses parents trouvent grâce à ses yeux. Devant eux, il a moins honte.

 

Adrien hait ce personnage dont la vie consiste à envier celle des autres, ou à la pourrir. Il mesure l’ampleur de ce mal-être qui n’a pas de nom. Les flammes qui ont brûlé son corps achèvent leur œuvre, elles dévorent son âme. « Mon Dieu ! »

Quoi « Mon Dieu ! » ? Va-t-il maintenant prier ce Dieu qu’il a négligé quand il était beau et en bonne santé ?
Et puis, il n’y a pas que Dieu, il y a l’alcool. C’est plus accessible, il suffit de lever le bras.

Alcool et psychotropes font mauvais ménage. Il le sait. Il se convainc qu’un verre n’a jamais tué personne, ouvre sa vitrine, en extrait un magnifique verre en cristal de couleur.

Il se sert, s’installe confortablement sur son divan. Boit une gorgée, la fait voyager, la garde sous le palais, ne l’avale pas de suite. Il termine le verre et s’endort. Il a droit à 10 minutes d’oubli.

Le rire d’un enfant dans la rue lui parvient. Le chant du monde.
– Je n’aurai jamais d’enfant, se dit-il.

Encore un, rien qu’un. Il se ressert. Ne plus sentir que tout lui échappe, que ce chemin sans retour, sera court.

Il n’est pas de taille à lutter contre la puissante envie de mort qui l’habite depuis plusieurs semaines. Il a tout sous la main pour sauter la barrière, les médicaments et le whisky. Et pas n’importe quels médicaments, du sur-mesure. Et pas n’importe quel whisky, de vingt ans d’âge, offert par son père à la nouvelle année. Il faut peu de choses pour passer l’arme à gauche.

Adrien revoit ses parents, se dit que s’ils savaient, ils comprendraient. Revoit Hélène, la douce, la belle, qui rencontrera l’amour, celui qui ne fait pas du mal. Celle qui a aimé sa force et sa beauté, peut-elle aimer cet homme déchu ? Sincèrement ?
Whisky, pilules. Pilules, whisky. Il n’a pas l’intention de se rater.

Il chantonne :
« J’ai sauté la barrière, hop là ! « Je suis tombé derrière, hop là ! »
« J’ai crié à ma belle, me vlà ! Je n’ai pas eu besoin d’échelle pour ça… »[3]

Il atteint le stade où on ne pense plus aux vivants, où on pense aux morts, à les rejoindre dans cette gueule géante, jamais rassasiée et ouverte à tous.

Son cœur s’emballe, éternel instinct de survie. Trempé d’une sueur glacée, son corps se rebiffe, l’animal est aux abois. Il arrive à s’extirper du divan, culbute. Engourdi, il reste étendu sur le dos, reposant dans une bienfaisante indifférence. Inconscient, il vomit, ne peut évacuer les régurgitations qui lui emplissent la bouche, et qui l’instant d’après l’étoufferont.

Une odeur d’humus flotte. Paix, viens à moi.

 

Le lendemain matin, un mercredi, la femme de ménage qui possède la clef du studio d’Adrien, s’étonne de ce que la porte ne soit pas fermée à clef.

Méfiante, elle entre, et trouve Adrien allongé sur le tapis du salon, la chemise souillée de vomissures.

Il n’a pas laissé de lettre. Accident ou suicide ? Il part avec ses vérités et ses mensonges. La comédie ne trahit que celui qui la joue.

 

Chapitre IV

 

« Dans quel enfer, était-elle ? Les damnés devaient rire dans les flammes »
Belle du Seigneur – Albert Cohen

 

Nous sommes dans un petit cimetière, en retrait des habitations. Une douzaine de personnes sont penchées sur un trou béant. Trou destiné à l’inhumation d’ un mort d’un peu plus de 25 ans, qui n’a pas eu le temps de vivre, seulement le temps de souffrir.

On entend leurs réflexions :
– Ce n’est pas le plus jeune qui doit partir !
– Non ! C’est moi !
– Non ! Moi !
– Moi, je suis le plus vieux !»
– Ma vie, pour la sienne, disent les parents.

Les petits tas de terre sont autant d’obstacles à franchir pour le grand-père d’Adrien, quasi impotent. Il jette en l’air ses cannes qui le déséquilibrent, et armé de sa seule colère, arrive jusqu’au bord de la tombe de ce petit-fils qui s’en va. S’en va à sa place. Au fond de lui, il crie « vengeance ! »

Vengeance ! C’est vite dit. Et alors ? On fait quoi ? Pas la peine de se bousculer, nous sommes tous appelés.

Cachée parmi les tombes, Hélène, toute blanche, assiste à l’enterrement. Quelques stèles plus loin, se tiennent deux copains d’Adrien, ceux d’avant l’accident, qui se regardent ébahis : « Adrien ! Es-ce possible ? Ne sont-ils pas immortels ? La mort, ce n’est pas pour eux, mais pour les autres, les plus vieux, ceux qui ont déjà vécu. C’est juste, non ? «

Pour la première fois, ils pensent sérieusement à celle qui, étalée sur les petits et grands écrans, semble si fascinante. Celle qui frappe dans le désordre n’a plus rien d’attractif. Ce n’est plus un jeu.

Ils reconnaissent la fiancée d’Adrien, se rapprochent d’elle, et sans une parole lui prennent la main. Le trio ne veut pas déranger, et vieilli par l’innocence perdue, quitte discrètement le cimetière.

On jette les premières fleurs sur le cercueil, suivent les pelletées de terre.

Les parents n’ont plus de larmes. Ils ne savent même plus s’ils font toujours partie des vivants. L’élan de tendresse de leur famille, de leurs amis, qui les étreignent, les embrassent, les empêchent de mourir, là, sur place.

Il faut cependant continuer sa route, poser le pied gauche devant le droit, ensuite le pied droit devant le gauche, aller tout droit, et tourner quand il faut.

« Trois pas en avant, trois pas en arrière »
« Trois pas sur l’côté – Trois pas d’l’autr’côté »
« Les pommes faisaient rouli-roula… »[4].

 

***

 

2014, Vivianne Casolari

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[1] « Oh, grand-mère. Tu as grands yeux !

C’est pour mieux voir mon enfant, dit le loup en gloussant ».

Le Petit Chaperon Rouge – Charles Perrault

[2] Lors de rencontres amoureuses, Casanova conseillait un repas léger : des  huîtres et du champagne.  Les huîtres, fortifiantes et le champagne, euphorisant. Toujours de mise.

[3] Paroles de Charles Trenet

[4] Chanson populaire enfantine. » Il était une fermière qui allait au marché. Elle portait sur sa tête trois pommes dans un panier »…