Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai mes morts.

Mes morts perso, ceux de mon petit autel des mémoires.

Par miracle, par chance, par quelque heureuse conjonction des étoiles- et de notre bonne santé occidentale, potentialisée par un climat somme toute modéré et par des failles sismiques paresseuses -, ils se comptent encore quasiment sur les doigts de mes deux mains…

Et en cette veille de Toussaint, j’avais envie de les rappeler à nous, en une séance de spiritisme littéraire.

Parce que certains ont l’air d’avoir déjà disparu depuis bien longtemps, et que l’idée de cet effacement définitif m’est intolérable…Et qu’en même temps, ils ne me quittent jamais. Jamais.

Et puis je me disais tantôt que lorsque nos parents seraient partis, eux aussi, en voyage, il ne resterait plus grand monde pour aller fleurir les tombes, en ces âmes grises que sont les jours de Toussaint ; car qui donc, en nos générations éclatées, dispatchées au fil des divorces, des reconversions et de la mondialisation, songera encore à aller « nettoyer » les tombes de nos grands-parents, voire à leur acheter ces splendides pots de chrysanthèmes qui égayent nos mois de novembre comme de merveilleux printemps ?

La première tombe que je garde en mémoire est celle de ma petite sœur Isabelle, la jumelle de ma cœur cadette, disparue à deux jours de vie, lorsque j‘avais cinq ans ; je me revois encore ramasser des petits cailloux sur la tombe du cimetière de Charleville-Mézières et les garder précieusement, des années durant, dans une boîte vide de crène Nivea ; bien trop jeune pour avoir conscience du chagrin de mes parents d’avoir perdu un grand prématuré et toute à la joie de ma petite sœur restante, je ne compris l’ampleur du traumatisme que des années plus tard, en faisant le lien entre mon obésité et la date de la disparition d’Isabelle, car la jolie petite Gretchen bouclée s’était, en quelques mois, transformée en vilain petit canard bien trop dodu et pataud…

Mon grand-père français, lui, me manque encore aujourd’hui ; je n’avais pourtant que onze ans à sa mort, mais je revois comme si c’était hier les larmes de mon père, que je n’avais jamais vu pleurer. Et ce petit buste en plâtre du général De Gaulle, modeste cadeau que la fillette insouciante avait voulu apporter à son papi agonisant…Mais près de quarante ans plus tard, c’est d’un Albert vivant et joyeux que je me souviens, avec mille images plus bucoliques les unes que les autres. Le temps n’a pas de prise sur ceux que nous avons vraiment aimés.

Elle est encore là, l’odeur entêtante de la miellerie où mon grand-père, apiculteur, extrayait ce précieux liquide ambré au parfum de montagne. Je revois les poids de la vieille balance, et la force de papi lorsqu’il faisait tourner l’extracteur des heures entières, je sens encore la saveur sucrée éclater sur mes papilles lorsqu’il me faisait mâcher des alvéoles gorgées de ce miel divinement parfumé…Oui, je pense à mon papi chaque fois que je mange du miel, autant vous dire…souvent !

Je me souviens de tout, comme si c’était hier ; de la dizaine de sucres que mon grand-père mettait dans son café, de ses vêtements de paysan, de l’odeur de sa gibecière lorsqu’il partait à la chasse, de la 4L blanche avec laquelle il nous amenait au marché, quand je l’aidais à vendre le miel au marché de Castres ; de ces samedi soirs où il m’autorisait à regarder « le poste », et de Jacques Brel chantant en noir et blanc ; et puis les escargots que je ramassais avec ma mamie, et le bon sourire de mon papi quand je courais me jeter dans ses bras.

Le temps n’existe pas, la mort elle-même me semble caduque, tant ces images demeurent gravées tout au fond de moi, à jamais.

Bien sûr, la mort adolescente, c’est autre chose.

Il s’appelait Pascal. Nous étions toutes un peu folles de lui, au lycée, amoureuses de sa blondeur et de ses yeux bleus. Qu’est-ce-qui lui avait donc pris, un dimanche, de prendre sa moto pour rentrer de la mer ? Et pourquoi était-il rentré bêtement chez lui après cet accident sans gravité ? En tous cas, le lundi matin, seule la place vide de son meilleur ami, qui était dans notre classe, nous avait un peu inquiétés.

Il était parti quelques heures plus tard, notre Pascal, et même l’hélicoptère l’ayant transporté en urgence à Toulouse n’avait été d’aucune utilité ; nous étions hébétés, abasourdis, et je revois encore la petite église blanche de notre quartier, emplie de jeunes déboussolés et en larmes, et aussi ce journal lycéen, « Le petit bavard », dans lequel j’écrivis l’un de mes premiers poèmes…Je me demande si la maman de Pascal est encore là, elle avait été si touchée par mon texte qu’elle m’avait ensuite reçue à plusieurs reprises…Cette mort anticiperait d’ailleurs celle d’un autre de mes anciens camarades, Laurent, fauché lors d’un trajet d’étudiant, malgré son sourire ravageur et sa gentillesse.

Comme elles font mal, ces morts adolescentes, comme elles nous semblent injustes, insupportables, indignes.

Il semblerait que le chagrin soit décuplé, que la peine soit insondable, inhumaine, et, surtout, que la résilience n’existe pas, comme pour les morts d’enfants… Je revois encore ma grand-mère allemande avoir les larmes aux yeux lorsqu’elle évoquait le départ de son petit Klaus, le jeune frère de ma mère, disparu à la fin de la guerre, à peine âgé de quatre ans. En même temps, le visage éclairé de cet enfant qui avait sans doute été un « précoce », dont ma grand-mère disait qu’il émerveillait tout l’hôpital de ses chants et récitations, était encore si présent dans notre famille qu’il semblait ne pas avoir disparu ; et puis l’un de mes cousins, non content de porter le même prénom, est affublé d’une fossette et d’un sourire identiques…

Je n’ai jamais vu la tombe du petit Klaus, mais je suis la gardienne de son faire-part de décès, et j’ai aussi en ma possession la page du journal où mon grand-père raconte ses dernières heures… Etrange héritage mortuaire, faisant de mon secrétaire le suaire d’un petit allemand mort d’un cancer du rein dans l’Allemagne année zéro ; de nos jours, on l’aurait sauvé, sans doute…

La tombe de mon grand-père allemand adoré, Papu-prononcer « papou »-, je ne l’ai entraperçue qu’une fois, dans l’un de ces immenses cimetières allemands si différents de nos mastodontes latins. Ces lieux ressemblent davantage à des parcs qu’à nos cimetières débordant de marbres et de fioritures, de grilles rouillées et de guimauve…On y voit des écureuils gambader comme à Hyde Park, de grands arbres se penchent sur les chers disparus, tout y semble à la fois apaisé et vivant, moins compassé et terrifiant que dans les cimetières catholiques. On y allume aussi des milliers de lumignons en mémoire des morts, ce qui est tout aussi bigarré et même plus gai que nos sempiternelles bruyères…

De toutes manières, Papu, pour moi, n’est tout simplement pas mort.

Comme il est l’être que j’ai le plus aimé en ce monde hormis mes enfants et un garçon qui se reconnaîtra, j’ai tout simplement décidé, du haut de mes dix-sept ans, en apprenant sa brutale disparition quelques jours avant d’entrer en hypokhâgne, que je le pleurerai plus tard. Il me semblait tout bonnement impensable de m’adonner à la tristesse de ce départ, j’en aurais été anéantie. Le deuil a donc été un lent processus d’adieu, comme un devoir de mémoire, qui se confond encore aujourd’hui avec toute l’histoire de ma famille, tout en croisant l’Histoire récente…

Car Papu avait été soldat sur le front de l’Est, et je possède aussi les dizaines de lettres qu’il a écrites à sa femme et à ses enfants, petites merveilles de douceurs et d’atrocités cryptées, que je me promets de retravailler un jour…Mon grand père a aussi été celui qui a déclenché mes propres chiasmes à l’Histoire en me mettant dans la main, sans un mot, Exodus, de Léon Uris, comme je lui parlais de ma passion pour le Journal d’Anne…J’avais à peine douze ans, et je dois à cet homme libre et courageux ma propre parole sur la Shoah.

Mais avant tout, mon grand-père a été l’homme de ma vie, présent et affectueux, cultivé et amusant, un modèle de mari et de père, dont le regard bienveillant ne me quitte jamais, puisque son portrait est toujours le premier objet que j’installe dans un nouveau lieu de vie…Et là aussi, des milliers d’images défilent en ma mémoire de petite fille et d’adolescente comblée par la bonté d’un homme extraordinaire. Je nous revois ensemble, tondre l’immense pelouse ou arpenter les parcs et les forêts, j’entends sa voix et son rire, et je sais que cette certitude affective a cimenté ma confiance en la vie et dans certaines valeurs.

A ce propos, Anne, ma petite Anne Franck, je la compte aussi parmi « mes » morts…Cela peut sembler étrange, puisqu’elle a basculé dans la mémoire collective, mais depuis que nous avons fait connaissance, Anne et moi, il y a bien des années, je me suis sentie la dépositaire privilégiée de son âme. Elle a enclenché chez moi les deux passions qui me sont les plus vitales, du haut de ses bûchers des horreurs, depuis le fin fond de l’Annexe et de Bergen-Belsen…Car c’est à la lecture de son journal que j’ai su que je deviendrais, comme elle, « écrivain », et c’est en prenant conscience que mon pays des Frères Grimm avait été AUSSI celui de l’abominable que je décidai, très tôt, que je ferai un jour des recherches sur la Shoah…

C’est ainsi que je me suis approprié la mort d’Anne, ma sœur en écriture, ma petite sœur juive, moi qui ne le suis pas, ni juive, ni écrivain encore, d’ailleurs. Pour moi, elle est toujours là, fragile icône que ni les Camps ni le temps ne pourront détruire, modèle de résilience et de courage, adolescente éternelle, dont l’envie de vivre et de grandir m’est garde-fou permanant contre mes propres désespérances.

C’est un peu pour la même raison que je conserve pieusement le souvenir de trois autres adolescents que, pourtant, je ne connaissais guère.

Mais je garde leur mémoire année après année, ils comptent parmi « mes » disparus, car il s’agit d’anciens élèves, partis bien trop tôt. Je sais, c’est un peu ridicule, et je suis certaine que leurs familles ne se doutent pas que l’un de leurs anciens professeurs pense encore à eux, tant d’années après…Mais Maud, Jérôme et Michel devraient être encore là, devraient, si je compte bien, être même parents à leur tour, rire, aller en vacances, bref, vivre. Et cet atroce basculement qui fut le leur m’a bouleversée au plus haut point, car au fil d’une année on a le temps d’appréhender nos élèves d’une façon qui, même si elle n’est pas amicale, englobe pourtant énormément d’affect.

Alors chaque année, surtout vers la Toussaint, je repense à eux ; à Maud, partie un samedi soir de son année de seconde, en rentrant de boîte sur sa mobylette, Maud que les autres n’aimaient pas beaucoup, mais que je trouvais belle et intelligente, et dont je revois encore le sourire et le doigt levé…

Il y a Jérôme, aussi, dont j’ai appris la mort alors qu’il n’était plus mon élève. Jérôme s’est tiré une balle dans le ventre. Oui, c’est brutal. Et définitif. Et voilà presque vingt ans que je me demande si nous, ses professeurs, n’aurions pas pu éviter ce geste.

Et puis il y a Michel, mon Michel. Il avait vingt ans quand je suis devenue sa prof, j’en avais vingt-six.

Il avait un chapeau noir, des petites lunettes d’intello et un air d’étudiant, lui, le cancre. La dernière fois que je l’ai croisé, il était en voiture et m’a fait un grand sourire, nous ne nous étions pas vus depuis quelques années, mais n’avions pas oublié les repas de classe, ni nos promenades au jardin Lecoq.

Sa voiture, justement, s’est encastrée sous un bus. Le pire c’est que je n’ai appris ce départ que plusieurs mois plus tard, fortuitement, en croisant un autre élève.

 

Une mort apprise en différé vous dépossède du chagrin.

Par contre, très étrangement, puisque j’avais eu l’occasion, souvent, de bavarder avec sa maman, un jour, des années plus tard, j’ai voulu prendre des nouvelles de cette dernière ; car la veille, j’avais longuement rêvé de Michel. Lorsque je lui racontai cela au téléphone, elle fondit en larmes : c’était justement l’anniversaire de la mort de son fils…

Et c’est une même étonnante et inexplicable synchronicité qui m’a poussée à téléphoner, un soir d’été 2010, à Bobbi, la mère de mon Josh. Ce soir là, précisément, de l’autre côté de l’Atlantique, elle avait posé la première pierre d’un petit musée du souvenir en mémoire de Josh. Josh dont les lettres m’étaient « tombées sous la main » en faisant du rangement. Josh décédé des années auparavant, après une vie difficile, faite d’errances et de fulgurances… Josh dont la photo ne quitte jamais mon portefeuille, et dont la douceur et la brillance m’explosent à la mémoire chaque fois que j’écoute du jazz ou que je médite : juif bouddhiste, il jouait divinement du saxo et avait été l’un de mes premiers boy friends.

Et ils sont là, en cette veille de Toussaint, mes morts, mes morts perso.

 

Sans tombe, certes, mais avec une précision mémorielle incroyable, comme si leur disparition avait potentialisé ce qui reste d’eux au fond de nos cœurs : leurs sourires, leurs forces, leurs chaleurs. Et j’ai tellement honte, avec ce petit autel personnel, avec mes quelques morts en bandoulière, quand j’entends aux informations quelque horrible nouvelle me faisant part de disparitions de masse, dans un accident d’avion, ou au hasard d’un tsunami…

Chaque fois, je me demande si quelqu’un, à l’autre bout du monde, saura garder la mémoire des disparus de Banda Aceh ou du vol Rio-Paris. Mais je crois que oui. Je suis certaine que c’est ce qui fait notre grandeur et notre singularité d’hommes, cette conscience aiguë de la mort, pas seulement de la nôtre, à venir inéluctablement, mais de celle de nos proches, que nous nous devons d’honorer, de garder en nos cœurs, chacun à notre façon…

La mienne se tricote au fil des images et des objets, entre souvenir d’enfance, impérissables baisers et mémoire cellulaire de quelque relique laissée par mes chers disparus…Je n’ai pas parlé ici de mes deux grands-mères, ayant peur d’être irrémédiablement cataloguée au rang des écrivains de terroir, tant je pourrais emplir de pages de merveilleuses anecdotes, mais elles accompagnent tout bonnement mon quotidien, entre les couvertures au crochet et les vestes amoureusement fabriquées par mamie et les dizaines de cartes et de lettres, souvent relues, écrites par Mutti. Mon appartement est émaillé de petites choses que mes disparus ont touchées, aimées, fabriquées, et je n’ai qu’à regarder cette carte postale où mon arrière grand-mère allemande écrit, en belles lettres gothiques, à ma maman enfant, pour me souvenir de la douceur de sa voix…Il y a encore la photo de mon cousin François, parti très tôt, lui aussi, dont les grands yeux bruns me regardent en souriant, ou le rire jamais oublié de ma délicieuse cousine Maggy, auquel je pense dès que je me fais une tartine de pain grillé, car elle déjeunait avec ça…

Et pourrais-je terminer ce petit texte sans évoquer mes morts littéraires, mes morts artistes, mes fidèles compagnons de route ?

Car quelques uns demeurent de véritables visiteurs du soir, ils font partie de ma vie au même titre que des amis, des proches. Je peux affirmer que je vis avec Arthur Rimbaud, Rilke ou Paul Celan une passion sans faille. De même qu’avec James Dean ou Mike Brant-je sais, là, je baisse dans votre estime. L’honnêteté a toujours été l’un de mes défauts…

La mort ? Oui, elle fait partie de ma vie. Et mes morts, je les aime, parce qu’ils m’ont aimée. Nous nous sommes tant aimés…

 

Sabine Aussenac.