T E R R A   I N C O G N I T A

de Vivianne Casolari

Première partie

 

« Ah ! J’ai brisé ma coupe d’or. Je me réveille.

L’ivresse n’est jamais qu’une substitution du bonheur. »

André Gide – Les Nourritures Terrestres

*

 

La santé chancelante, il ne sort presque plus. Il partage son minuscule deux pièces, avec un Jack Russel, acariâtre.

Quelques meubles, dont une table ronde, entièrement occupée par un assortiment de médicaments, qu’il avale à l’aide de grosses rasades d’alcool, dans l’espoir de ressusciter son trip préféré : un mobil-home dans un coin des Ardennes, une rivière à proximité, une canne à pêche.

Inquiet des réactions de son maître quand il est imbibé, son Jack l’a mordu au bras. Un coup de semonce, pour qu’il n’oublie pas, à qui il avait affaire. On ne sait plus très bien qui est le maître. Ils s’adorent et s’affrontent à longueur de journée. L’odeur de la poisse n’effraye pas les chiens.

Depuis quelques semaines, il se rend au café du coin, où il a droit à une ardoise, « Je bois d’abord, je paie plus tard. » Génial, surtout quand on émarge à l’Assistance Publique, avec en prime le statut d’handicapé !

Alors qu’il éponge ses dettes, son ardoise indique invariablement, 200 euros. C’est une somme importante 200 euros. Chercherait-on à le gruger ? Un alcoolique voit moins bien, non ? Il n’a plus les yeux en face des trous. Ces foutus trous qui changent de place, et qui se retrouvent maintenant, au fond de ses poches.

Il est bien loin le temps où…

Le patron, le gros, presqu’aussi gros que lui, profiterait-il de ces moments où il atteint enfin l’oubli. Quand il pense, qu’il le considérait comme son ami.

Il en discute, les choses s’enveniment, et il finit par traiter le patron, de voleur.

Un remue-ménage, un ordre bref. Deux gros bras le poussent brutalement vers la sortie. Lui aussi, a de gros bras, enfin avait…

Il tombe lourdement sur le trottoir, ne parvient pas à se relever. Il faut dire qu’il n’a pas senti grand-chose, l’alcool sert d’anesthésiant. C’est pour ça qu’il boit d’ailleurs. Et puis, il en a vu d’autres, il ne compte plus ses cicatrices, un vrai légionnaire. Il supporte les coups, on dirait même qu’il va au devant.

Il y a des hurlements, des bruits de sirènes. La police embarque l’alcoolique, connu de leurs services.

  – De quel droit ???

  – …

  – Ah ! Je suis soûl ! Qui l’a constaté ? Ai-je soufflé dans le ballon ? Le tenancier a toujours raison par rapport à son client ? C’est ça ? Il ne boit pas lui ?

Rien n’a changé. C’est toujours la loi du plus fort. C’est bien, non ? C’est lui, le plus fort. Pardon, c’était…

Dans le combi, il est maintenu à terre sur le ventre, les mains attachées dans le dos, le nez écrasé contre les bottines des policiers. Qu’elles ont l’air costaud ces bottines ! Pas facile de respirer pour un asthmatique. Seigneur, tout me tourne. Pitié, je suis seul.

C’est bien fait ! Vous supportez les alcoolos, vous ?

Retenu dans une cellule de dégrisement, il est puni de « toilettes ».

Il a insulté les policiers, les a traités de « sales cons ». Ils se sont défendus…Non mais, où va-t-on ?

Il a baissé son froc pour se soulager où il pouvait, a dû utiliser ses chaussettes pour se nettoyer. Privé d’eau, de médicaments, il crie : « Je suis un malade ! »  Une voix féminine enchaîne sur la chanson de Serge Lama : « Je suis malade, complètement malade… ».

Ben quoi, on peut rire un peu, les fêtes approchent ! Quel mal y-a-t-il à prendre un petit acompte. Le rire est le propre de l’homme, il y a même des clubs !

*

Deuxième partie

Trois jours plus tard…

Ah, il a voulu y passer ! On va bien voir. Les médecins ont mis plus de quatre heures, pour le tirer d’un mauvais pas, le pas de l’au-delà.

Ils l’ont récupéré, de justesse… Sacré serment d’Hippocrate !

  – Qui est-ce ?

  – Vous ne savez pas ? C’est l’entubé de service !

  – Vous avez dit, entubé ?

  – Oui !

  – Mais par qui ?

  – Que sais-je ! Sa famille, sa femme, ses amis, les autres, lui-même…. ?

  – Lui-même ? C’est possible, si on y réfléchit !

  – Et vous ne me croirez pas, il a avalé plus de 100 comprimés, de quoi tuer deux individus ou plus !

  – Quelle drôle d’idée, la vie est si belle !

  – Ce n’est pas qu’il manquait d’amour, entouré comme il était, de ses parents, de ses sœurs, plus tard de sa femme. Un vrai caïd ! Enfin, il était…

Aux Soins Intensifs, une panoplie d’appareils de mesure, d’écrans aux graphiques de couleurs, encerclent le patient, rendu inaccessible. Il vaut mieux renoncer à une quelconque manifestation de tendresse, au risque d’arracher la moitié des tubes, fils et connections, suspendus dans les airs, ou accrochés au lit.

Dans un coma profond, le poumon artificiel qui l’oblige à respirer, fait un discret bruit de forge. Ses longs cheveux noirs mêlés de fils blancs, sont rassemblés sur le sommet de son crâne. Malgré ses bosses et ses fosses, à cinquante ans, ce patient conserve l’air enfantin, qui ne l’a jamais quitté.

On questionne les médecins. « S’il vous plaît, dites-nous, va-t-il mourir ? »

Ils ne peuvent s’engager. Ils sont désolés. Sans blague ! Pas autant que nous !

Déconcertés, on reste là, comme des ballots !

*

Troisième partie et fin

Les bras le long du corps, les pieds légèrement écartés, les paupières closes, couché sur un fil si ténu, que le plus infime grain de sable ferait basculer ce gisant, rien ne bouge.

Au péril de ce lego médical, le plus téméraire de la famille, tente de se rapprocher : « Toc, toc ! Tu es là ? » De sa voix la plus douce, avec des mots choisis, il parle à l’oreille du malade. Pas le moindre frémissement, pour ceux qui guettent avidement tout signe de vie, et pourtant…

…Il fonce sur une autoroute à cinq bandes. Emporté dans ce trafic à sens unique, il ne distingue pas le visage de ces fous, qui lancent leur voiture à une vitesse hallucinante. Il aime cette vitesse, et se laisse gagner par le plaisir. Plaisir de courte durée, qui se mue en une pénible sensation d’angoisse. Il passe régulièrement d’un état à l’autre.

Une intense lumière blanche tombe des lampadaires, et s’ajoute aux feux-arrières également blancs des voitures, créant un éclairage linéaire éblouissant. La route défile à une allure vertigineuse, de vraies montagnes russes. Aveuglé, il n’arrive pas à reconnaître le paysage :

« Où vais-je, se dit-il ? »

La nausée lui monte au fond de la gorge.

Menées de main de maître, les forces en présence, tant attractives, que centrifuges, dirigent cet univers au froid sidéral. Prisonnier de ce rêve qui vire au cauchemar, de ce cauchemar qui tourne en rêve, lui, le joueur invétéré, devine qu’il y a un enjeu plus important, que ce contre quoi il aimait se mesurer.

Dans ce monde sensoriel, s’insinue par d’étranges voies, la conscience d’un ordre éminent : « l’interdiction formelle de se retourner ».

Les risques sont limités, car depuis un moment déjà, une immense fatigue écrase ce chatouilleux rebelle, lui ôtant toute velléité de réagir. Il s’enfonce dans une grisante torpeur.

Un coup d’aiguillon dans les côtes, le fait violemment tressaillir, et l’imminence d’un danger, interrompt cette glissade béate. Il sait que changer de trajectoire ne dépend que de lui, et qu’il n’est plus temps de lésiner !

Il rassemble ses forces. Un incroyable charivari l’empêche d’entendre les battements saccadés de son cœur. Au prix d’un effort prodigieux, il se détache de cette emprise qui l’enveloppe, comme d’une gangue épaisse. Délivré, il tourne la tête, lentement…

Disparaissent instantanément, en un même point, dans un gigantesque précipité : l’autoroute, les voitures, la lumière, le bruit, donnant naissance à une énorme boule incandescente, à la rondeur parfaite, qui éclate en millions d’étoiles.

Secoué jusqu’aux tripes, il ouvre les yeux.

Une joie singulière l’inonde…

« Où suis-je, dit-il ? »

Bienvenue, petit frère !

**

« Il y a des maladies extravagantes qui consistent à vouloir ce que l’on n’a pas ! »

A. Gide – Les Nourritures Terrestres

***

 

Vivianne Casolari

Février 2014